VaudÀ la Maison d'Ailleurs, le paradis, c'est vite l'enfer
Le musée d'Yverdon-les-Bains s'appuie sur la série BD culte «Les cités obscures» pour montrer le danger des utopies. Fascinant.
- par
- lematin.ch
Les fans des «Cités obscures» peuvent se réjouir. La Maison d'Ailleurs à Yverdon (VD) place l'œuvre BD de François Schuiten et Benoît Peeters au centre de sa nouvelle exposition, qui débute dimanche 17 novembre. Mais leur univers n'est pas le seul présenté dans les murs du musée de la science-fiction. Il est le prétexte (et l'instrument) d'une exploration de l'utopie et de la dystopie.
Une utopie qui tourne mal
Si l'utopie est assez facile à définir, soit un monde idéal, qui gomme les défauts du nôtre, la signification de la dystopie prête plus à confusion. Beaucoup la voient à tort comme l'image négative de notre monde, une sorte d'avertissement de nos dérives. Mais, en fait, la dystopie ne peut refléter qu'une utopie: c'est un monde soi-disant parfait qui tourne mal. C'est pour cela que l'exposition a pour titre «Mondes (im)parfaits»: les deux facettes des ces univers imaginaires y sont représentés.
Grâce à sa précieuse et riche collection, la Maison d'Ailleurs peut, dans sa première salle, présenter les fondements historiques de l'utopie et la dystopie en littérature. Il vaut la peine d'y passer un moment pour bien comprendre ces deux concepts, le reste de la visite n'en sera que plus gratifiant.
Une série novatrice
On verra ainsi «Les cités obscures» sous (c'est paradoxal) un éclairage nouveau. Cette série, débutée au début des années 1980, s'est tout de suite démarquée de la production BD habituelle. Pas de héros récurrent, un dessin qui fait la part belle à l'architecture et un univers imaginaire, parallèle au nôtre qui, à chaque nouvel album, présente une nouvelle cité. Chacune est isolée des autres, ce qui permet de développer à chaque fois une thématique différente. Cet isolement est le propre des utopies, des terres où l'on n'arrive que suite à un événement extraordinaire (naufrage, chute, etc.). Mais, ensuite, l'aventure est vécue de l'intérieur, avec un grain de sable qui fait dérailler la machine: le propre de la dystopie. Une société coercitive pour tenter de maintenir son idéal fantasmé et d'où l'individu ne peut, cette fois, plus sortir.
Il y a donc des deux dans «Les cités obscures», comme le résume bien Benoît Peeters dans l'entretien que les auteurs ont donné à Marc Atallah, directeur de la Maison d'Ailleurs et retranscrit dans le somptueux catalogue (qui est davantage un livre) de l'expo): «Dès les premiers dessins que j'ai vus de la cité de Calvani, la ville-serre, je me disais: comment fait-on pour nettoyer ces immenses surfaces vitrées avec tous ces oiseaux? Je m'attachais d'emblée aux dysfonctionnements potentiels de Calvani là où François était sensible au plaisir de dessiner un lieu plus harmonieux que la plupart de nos autres cités.»
François Schuiten a réalisé un dessin original pour l'affiche de l'expo, sur lequel le bâtiment de la Maison d'Ailleurs tient la vedette. Regardez sa conception!
Si l'exposition d'Yverdon n'est pas aussi immersive que l'était le Musée des ombres, véritable reconstitution monumentale en trois dimensions des univers des «Cités obscures», présenté à Sierre au début des années 1990, elle ne se résume pas non plus, loin s'en faut, à une simple accrochage de dessins. Chaque salle a une scénographie adaptée à son thème, avec vidéo et audio à l'appui. On y trouve des références aux utopies/dystopies les plus célèbres de la littérature, de la BD et du cinéma et trois artistes suisses viennent présenter leur propre vision.
À savourer lentement
Prenez votre temps, admirez, scrutez, comparez, lisez et laissez-vous imprégner par la beauté de ces mondes de rêve ou de cauchemar. La visite vaut vraiment le détour. Elle permettra à ceux qui ne connaissent pas la travail de Schuiten et Peeters d'en percevoir la complexité et la richesse. Et aux fans d'y percevoir une nouvelle dimension, résonnant de l'écho des autres mondes (im)parfaits qui entourent ici les Cités.
Michel Pralong
L'expo en chiffres
- 70 planches originales de Schuiten et Peeters - 7 objets anciens de la collection de Schuiten - 40 planches originales de Louis Loup Collet - 20 reproductions sur plexiglas de Thomas Crausaz - 5 dispositifs multimédias s'inspirant de planches de Schuiten - 4 réalisations audio sur le travail de Schuiten et Peeters - 32 romans utopiques et dystopiques - 15 BD dystopiques - 6 affiches de films dystopiques - 12 pulp magazines utopiques et dystopiques