InterviewBD: hommage à ce Suisse qui voulut tuer Hitler
Le scénariste Patrice Perna raconte, dans «La part de l’ombre», l’histoire authentique de Maurice Bavaud qui faillit abattre Hitler, avant d’être arrêté et exécuté. Un héros que la Confédération a pourtant eu beaucoup de peine à reconnaître.

- par
- Michel Pralong
Le 9 novembre 1938, un Neuchâtelois de 22 ans, Maurice Bavaud, a essayé de tuer Adolf Hitler. Empêché, il tentera à nouveau d’approcher le Führer pour l’assassiner, sans succès. Finalement arrêté, il sera jugé et guillotiné en 1940, sans que la Confédération ne lève le petit doigt pour lui. Il faudra attendre 2008 pour que le conseiller fédéral Pascal Couchepin réhabilite sa mémoire. Mais la Suisse n’a toujours pas présenté ses excuses pour son attitude de l’époque.
Cette histoire fait toujours couler par mal d’encre dans notre pays, non seulement en raison du comportement des autorités suisses dans cette affaire, mais également à propos des motivations qui ont poussé ce jeune homme à vouloir tuer Hitler. Était-ce un fou, un exalté religieux ou un héros qui, avant tout le monde, avait compris quel monstre était le Führer? Pourtant, peu d’œuvres lui sont consacrées. Raison de plus pour saluer la sortie de «La part de l’ombre», premier des deux tomes que lui consacrent le scénariste français Patrice Perna et le dessinateur Francisco Ruizge, album tout à fait passionnant.
«J’ai été ému par le combat de sa famille»
«J’ai lu pour la première fois le nom de Maurice Bavaud dans un roman de Philip Kerr (il le mentionne dans «La dame de Zagreb» et «Bleu de Prusse», ndlr)», nous explique Patrice Perna. «Ce personnage a aiguisé ma curiosité et comme je suis toujours un peu journaliste, j’ai fait des recherches. J’ai découvert une histoire fascinante, avec encore beaucoup de zones d’ombre – le fait que Bavaud soit suisse ne facilite d’ailleurs pas les choses au niveau de la transparence – et j’ai été ému par sa famille qui s’est toujours battue pour défendre ce fils et ce frère, encore aujourd’hui.»
L’album n’est pas un récit biographique sur Maurice Bavaud. S’y mêle l’histoire d’un journaliste est-allemand qui, en 1955, va couvrir à Berlin le premier procès en réhabilitation du jeune homme. Procès qui n’acquittera pas Bavaud, mais commuera sa condamnation à mort (déjà exécutée) en une peine de prison de 5 ans! «Mon objectif n’est pas d’être un prof d’histoire, mais d’en raconter une, explique Patrice Perna. J’ai donc construit une fiction, basée sur des faits historiques. Le personnage du journaliste est-allemand est imaginaire, mais j’explique qu’il était avant à la brigade criminelle et qu’à ce titre, il avait été envoyé interroger Bavaud en prison. Et ça c’est vrai: dans une sorte de dernier sursaut de justice, le gouvernement allemand avait mandaté un juge qui avait envoyé la police pour enquêter sur la tentative d’assassinat, ne se contentant pas des aveux extorqués sous la torture par la Gestapo».
Hitler hanté par Bavaud
De la terreur nazie au Berlin Est sous chape de plomb, les deux récits résonnent des mêmes sinistres échos totalitaires avec, comme souvent, le rôle ambigu qu’y joue la Suisse. «Je raconte, et c’est véridique, que si le quartier des ambassades à Berlin a été anéanti par les bombardements alliés, seule celle de Suisse est restée étrangement intacte. Et il est également exact que, lorsque Hitler a appris qu’un Suisse avait voulu le tuer, il a immédiatement fait arrêter les représentations en Allemagne de l’un des opéras les plus populaires du moment, «Guillaume Tell». Car ce dont Hitler avait peur plus que tout, c’était de l’assassin solitaire, celui qui, vu qu’il n’avait de contact avec personne, passerait à travers les mailles du filet tendu par ses services de sécurité. Jusqu’à la fin de sa vie, Hitler a été hanté par Bavaud».
Ce qui est sûr, c’est que si Bavaud avait tiré ce jour-là, l’histoire aurait profondément changé, puisque la première tentative eut lieu la veille de la Nuit de cristal. Bavaud essaiera encore, comme on le verra dans le tome 2. «Il y a tellement de questions autour de cette histoire: comment ce jeune homme est parvenu à approcher Hitler, l’un des hommes les mieux gardés de l’époque; pourquoi la Suisse n’a pas tenté de le sauver et a même enquêté sur lui et provoqué l’arrestation et l’exécution de son camarade de séminaire, que certains considèrent comme l’instigateur du geste de Bavaud».
Les remerciements d’Adrien Bavaud, son frère
Perna n’élude aucun des aspects évoqués par les diverses parties pour expliquer les motivations de Bavaud. Mais il est sûr d’une chose: «Maurice Bavaud a été méthodique dans ses tentatives, ce n’est pas l‘œuvre d’un fou. Pour moi, c’est un véritable héros, qui a vu avant tout le monde le danger que représentait Hitler et qui a eu le courage de tenter, seul, quelque chose, tout en sachant qu’il allait certainement y perdre la vie».
L’un des frères de Maurice Bavaud, Adrien, qui vit à Vevey (VD), a écrit une lettre à Patrice Perna, pour le remercier de sa BD. «Oui, car pour lui, c’est important que les gens n’oublient pas son frère, nous confirme son épouse Françoise Bavaud. Il faut qu’on rappelle son geste aux nouvelles générations et nous nous réjouissons de découvrir le 2e tome».
«Cela m’a beaucoup touché d’avoir pu entrer en contact avec eux, nous dit Patrice Perna. La suite et fin de ce récit devrait sortir au printemps, c’est difficile à dire avec la pandémie. J’espère alors pouvoir venir dédicacer en Suisse, me rendre à Hauterive (NE) pour voir la stèle érigée en l’honneur de Maurice Bavaud et pouvoir célébrer sa mémoire avec sa famille».
Si la Suisse a toujours de la peine à honorer comme il se doit l’un de ses héros, espérons au moins que le public suisse fasse un bon accueil, malgré la fermeture des libraires, à cette BD qui raconte merveilleusement cette troublante et émouvante histoire. Et pour qu’on n’oublie jamais Maurice Bavaud.

«La part de l’ombre: tuer Hitler», tome 1 sur 2, par Patrice Perna et Francisco Ruizge, Éd. Glénat, 56 pages