FootballChristian Gourcuff: «Je pensais qu'on pouvait changer le monde»
Le Breton est une tronche. Rencontré en Valais, où il a passé une semaine avec son équipe du Stade Rennais, il évoque la jungle du foot business et ses idéaux pas tous perdus.
- par
- Simon Meier
- Verbier
- Christian Gourcuff, pourquoi avoir choisi Verbier et la Suisse: la beauté des paysages, l'altitude pour les globules rouges ou un problème fiscal à régler dans la comptabilité du Stade Rennais?
«Sur le dernier point, a priori, pas que je sache. Les stages, c'est assez simple. Soit on choisit la proximité, comme l'an passé à Dinard, en bord de mer, avec un peu de fraîcheur et un cadre agréable; soit on opte pour le dépaysement et, à partir de là, la montagne est un lieu privilégié pour nous. On a choisi ça pour des raisons climatiques et de cadre.»
- C'est important la beauté?
«J'en suis persuadé. Le travail et l'esprit de groupe sont conditionnés par l'environnement. A Rennes, on a la chance d'avoir un centre d'entraînement très agréable, boisé – ça contribue à une certaine sérénité, une concentration. La montagne cadre avec ça. En venant à Verbier, on savait que les conditions seraient optimales, terrain compris.»
- Entre les derniers matches du printemps et les premières rumeurs de transferts, avez-vous eu le temps – et l'envie – de couper?
«Avec la façon dont je conçois le métier, je ne peux pas couper. Je suis toujours dans les préoccupations de transferts. C'est vrai que c'est une semi-activité, on n'est pas pris 24 heures sur 24 comme pendant la saison. Mais durant le mois de vacances, il y a beaucoup de préoccupations quotidiennes. Mais bon, je ne me plains pas parce que j'arrive au bout, donc je profite de mes derniers moments à exercer ce métier formidable.»
- Quel est votre indice de satisfaction quant à la campagne de transferts en cours?
«Très satisfait, parce qu'on a rapidement pu se positionner. Il y a deux façons de recruter sur le mercato. Dans le premier cas, et malheureusement c'est de plus en plus souvent comme ça, il s'agit d'un jeu d'agents, qui vous proposent des joueurs et des arrangements; ou alors on fait un recrutement technique, avec des joueurs qu'on a ciblés et visionnés auparavant. En l'occurrence, c'était le cas de ceux qui nous ont rejoints. L'effectif est encore incomplet, on cherche encore au moins une recrue de qualité (ndlr: Loïc Rémy?), mais à ce stade-ci, c'est déjà bien avancé.»
- Entre vos dirigeants et vous, c'est la saine harmonie ou le bras de fer permanent?
«Je suis parti de Lorient, parce que la politique ne me convenait plus – il faut un climat de confiance. Le recrutement, ça concerne tout le club, avec les aspects économiques dont les dirigeants sont responsables; et l'entraîneur a un avis consultatif important dans le choix des joueurs, je dirais même dans le montant du transfert – c'est la personne la mieux à même d'apprécier la vraie valeur du joueur, d'éviter toute surévaluation.»
- Vous avez toujours prôné le jeu, le plaisir. Comment survivez-vous dans ce cirque?
«Je ne survis pas n'importe où. Je suis à Rennes, où on m'a appelé pour mettre en place une politique de club, avec une identité régionale et de jeu. Avant ça, j'ai bossé trente ans à Lorient dans cette optique-là. Et quand je ne suis pas bien quelque part, je m'en vais. Le foot n'est pas pire que tous les autres domaines. Mais avec les fonds d'investissement, les trafics de tous genres, il ne faut pas trop gratter quand même... On n'est plus dans le sport, là. Il n'y a aucun secteur d'activités, hormis la drogue mais c'est quand même plus dangereux, où on peut faire autant d'argent que dans le football. Sur un transfert de 50 millions, il n'y a aucun repère, c'est de l'argent qui part dans tous les sens.»
- Est-ce pour ces raisons que vous avez préféré ne jamais aller dans un club plus prestigieux?
«Je n'ai rien préféré du tout. C'est mon profil qui n'intéressait pas ces personnes-là.»
- Pourquoi?
«Je ne suis peut-être pas malléable, j'ai besoin d'avoir une marge de manœuvre, une confiance avec les gens. J'ai un fonctionnement qui ne cadre pas avec tous les clubs. Il y en a plein où je n'avais pas envie d'aller et qui n'avaient pas envie de moi – donc ça fonctionnait très bien (sourire).»
- Trop entier, le Breton?
«Probablement. Mais je prouve encore à Rennes que je peux cohabiter avec les gens. Il y a une excellente ambiance au club, que ce soit avec l'investisseur, la direction, le staff et les joueurs. Le sport véhicule des valeurs de la vie, c'est incontournable. On ne peut construire que sur des valeurs humaines. Après, il ne faut pas avoir de rêves démesurés. Il faut savoir être heureux de faire ce qu'on fait. Je ne serais pas plus heureux si j'étais dans un club européen, confronté en permanence à des problèmes.»
- Même l'OM en 2001, car il en avait été question, vous ne regrettez-pas?
«Non, surtout pas à mon âge, avec le recul que j'ai. Il y a eu des contacts, mais rien de plus. Déjà, je n'ai jamais eu d'agent. J'ai toujours refusé, parce que cela me semble parfaitement contraire à l'éthique de mon métier.»
- Vous connaissez un autre entraîneur pro sans agent?
«Non. Moi je n'en ai pas besoin. Je ne cherche pas de club. La première condition, c'est que le club me veuille, sinon il n'y a aucun intérêt. Je suis content des choix que j'ai faits, des moments où j'ai su partir quand ça n'allait plus – il faut aussi avoir ce courage. J'arrive à la fin de ma carrière et j'en suis assez fier. J'ai toujours tenu ma ligne, ma façon de concevoir le foot et la vie. La différence c'est qu'il y a trente ans, je pensais encore qu'on pouvait changer le monde. Maintenant, j'ai perdu beaucoup d'illusions.»
- Mais pas le sourire...
«Non. Parce que je relativise les choses, je vis mieux mon métier que par le passé. Je n'ai plus d'aspirations personnelles. Je m'implique autant qu'au début, mais avec une sérénité supérieure.»
- Y a-t-il quand même un truc que vous ne supporterez jamais dans le foot?
«L'opportunisme, de manière générale. Le rôle des médias, aussi, est très néfaste. Cela n'a jamais été idyllique, mais là, il y a une dégradation importante. Il n'y a plus d'éthique, il faut vendre, quitte à mentir. La communication est devenue manipulation, donc c'est difficile de faire respecter certaines valeurs.»
- La grande famille des entraîneurs français a longtemps bénéficié d'un important protectionnisme. Voici venue la vogue des coaches étrangers en Ligue 1. Pour ou contre?
«Cela ne me dérange pas. Le problème, c'est que ça correspond parfois à la logique d'investisseurs étrangers, qui n'ont plus la culture du club, ni de son histoire. Cela peut correspondre aussi à la création de réseaux. On est en pleine mondialisation et je ne suis pas contre le fait qu'il y ait des entraîneurs étrangers en France, surtout quand ils nous apportent un plus. Ce que je regrette, c'est la perte d'identité des clubs.»
- Et quand un règlement veut envoyer Claudio Ranieri à la retraite parce qu'il a 65 ans, vous, à 62 ans, ça vous inspire quoi?
«Ça me fait peur, parce que je n'ai plus longtemps! Ce règlement veut laisser la place aux jeunes. Mais on ne devrait pas être aussi stricts, d'ailleurs il y a des moyens de le contourner – avec un prête-nom par exemple. Claudio Ranieri est compétent, il l'a prouvé avec Leicester je crois, et les remarques contre son arrivée m'ont semblé malvenues.»
- Combien vous reste-t-il d'années, dans votre idée?
«Je m'implique pour construire quelque chose au Stade Rennais qui, je l'espère, perdurera au-delà de moi. Je ne suis qu'une étape, j'espère rester proche du club, pourquoi pas dans un autre rôle, même si j'aurai du mal à me détacher du terrain. Construire quelque chose, c'est la plus grande satisfaction que puisse avoir un entraîneur.»
- Peut-on dire que vous essayez de faire ce que vous n'aviez pas pu faire au début des années 2000, lors de votre premier passage?
«Oui. J'ai beaucoup de regrets à ce sujet, mais on ne va pas revenir sur le passé. A ce moment-là, le contexte économique permettait au Stade Rennais d'être compétitif – maintenant, avec la puissance financière des Qataris et des Russes, ce n'est plus possible.»
- Vous n'avez jamais eu envie de demander 300 millions sur deux ans à votre patron, le milliardaire François Pinault, histoire de lutter avec les grands?
«Je lui dis: «Ne mettez rien!» C'est intéressant d'avoir un actionnaire puissant, dans le sens où c'est un garant. Mais un club, comme une entreprise, doit s'autofinancer. Le fair-play financier, s'il était respecté, irait dans ce sens-là. Tout ce qui est de l'ordre de l'investissement, quelque part, a quelque chose de malsain: ça veut dire qu'il y a des intérêts derrière.»
- Donc si M. Pinault vous appelle ce soir pour mettre le paquet et jouer la Ligue des champions, vous dites non?
«Non. Je pense que ce ne serait pas une bonne idée. Parce que ce serait artificiel, trop rapide, donc forcément éphémère. Par contre, s'il a vraiment 300 millions à dépenser, on les utiliserait bien dans la formation, les infrastructures.»
- Comment gérez-vous, avec votre fils Yoann, le fait de travailler ensemble?
«D'abord, ça s'est fait parce que c'était Rennes. Yoann a rejoint le club (ndlr: à l'été 2015) après ses blessures, sur mon conseil. Ensuite, j'ai été sollicité par le président du Stade Rennais, en connaissance de cause. Ça s'est fait naturellement. Je me suis assuré, en amont, que la chose serait bien vécue à l'interne. Après, de l'extérieur, on ne pourra jamais empêcher certains commentaires.»
- Êtes-vous plus dur avec lui qu'avec les autres, de peur qu'il ne passe pour le chouchou?
«Je ne crois pas. Par contre je le connais bien, à commencer par ses soucis physiques. Cela demande beaucoup d'énergie et d'attention, choses qu'il ne recevrait peut-être pas dans un autre contexte.»
- Il y a aussi eu des blessures mentales dans sa carrière. En voulez-vous parfois au football business d'avoir souillé, cassé le joyau brut qu'était votre fils?
«Le problème mental a été consécutif aux blessures. S'il y a des reproches à faire, c'est dans la gestion de ses blessures – la malchance a aussi joué un rôle.»
- Et la France en avait fait d'office le nouveau Zidane…
«Le tourbillon médiatique autour de lui était une chose. Mais le plus dur, c'était de ne pas pouvoir assumer son statut du fait de ses blessures. Après, il y a simplement eu une perte de joie de vivre. Mais l'aspect mental est secondaire par rapport au physique. On a souvent considéré le cas de Yoann de façon inverse, en disant que c'était le mental qui avait mené aux blessures – c'est clairement du n'importe quoi.»
- L'international suisse Gelson Fernandes a quitté votre effectif ce printemps. Vous en aviez marre de lui?
«Non! (Il rigole)Je ne le dis pas par calcul, mais cela a été un plaisir de travailler avec Gelson pendant un an. Il a beaucoup joué sans être vraiment titulaire, il a toujours eu un comportement exemplaire, intelligent. A son âge (ndlr: bientôt 31 ans), son temps de jeu ne lui suffisait pas, il aspirait à un autre challenge. Je l'avais retenu à la pause hivernale mais, quand il m'a fait part de son désir de partir cet été (à l'Eintracht Francfort), personne ne lui a mis de bâtons dans les roues. Avec Gelson, c'était une très belle rencontre.»
- Vous évoquez souvent des trucs comme la beauté, le plaisir, l'intelligence… Ce n'est pas trop ringard, dans le foot pro?
«Il ne faut pas tenir compte de l'environnement, chercher le plaisir où il est et rester fidèle à ses valeurs. Je lis très peu les journaux, je regarde très peu la télé, juste certains matches – et encore, je trie. J'ai une philosophie selon laquelle on n'est pas obligé d'être dans la marmite de ce monde-là. Il ne faut pas se pourrir la vie avec des choses contraires à notre façon de voir.»
- D'où vient-elle, cette façon de voir? Des embruns bretons, de votre éducation?
«Si je fais une rétrospection sur ma vie, forcément, il y a le poids de l'enfance, qui marque. Mes convictions, je les avais déjà à ce moment, ce plaisir de jouer, de partager les choses. J'ai ensuite été à la recherche de tout ça pendant toute ma carrière, comme joueur ou entraîneur. Je crois que beaucoup de choses se construisent dans les premières années. J'ai aussi eu la chance de faire de belles rencontres. Puisque je suis en Suisse, je parlerai de Norbert Eschmann (ndlr: ex-international suisse, puis journaliste), une personne qui a beaucoup compté pour moi.»
- Dans quelle mesure?
«Norbert, en plus de sa place à 24 Heures, collaborait pour le Miroir du foot, dont le rédacteur en chef, François Thébaud, était un bon ami. Il venait souvent en Bretagne, je l'ai rencontré et il avait facilité ma venue à La Chaux-de-Fonds. Ensuite, on est toujours resté en contact. Nous avions en commun une façon de vivre, de voir le foot, de le partager. Beaucoup de ces personnes sont malheureusement disparues, mais ça correspond à quelque chose. On n'est pas isolé.»
- Parlez-nous de cette fameuse saison 1981/82, passée à «La Tchaux»...
«Cela n'a pas duré longtemps, mais j'ai toujours gardé une certaine nostalgie de ces mois-là. J'étais le seul étranger d'une équipe de Ligue nationale B, avec Blaise Richard comme entraîneur, Läubli dans les buts, Mundwiler, Ripamonti, le jeune Jaccard et Marc Duvillard, que j'ai revu il n'y a pas si longtemps – je pourrais encore presque tous les citer. Je pense que ces mois ont été les plus intéressants de ma carrière.»
- Pourquoi?
A tous les niveaux: le plaisir de jouer, les relations humaines, l'environnement… Si j'avais pu, je serais resté en Suisse, un pays qui, avec la nature, me convenait parfaitement. J'avais dû rentrer à Lorient pour des raisons personnelles et professionnelles. Mais j'ai beaucoup de bons souvenirs, ici.