RencontreDepardieu: «J'exorcise ma douleur avec les tours de chant»
Le comédien chantera Barbara les 13 et 14 mars à Lausanne et le 15 mars à Genève. Coup de fil avec un cœur «Monstre».
- par
- Caroline Piccinin
«Bonjour, c'est Gérard Depardieu.» Une phrase, qui, quand on l'entend et que l'on attend ça depuis plus d'une année, vous rend aussi fébrile qu'heureuse. Enfin, l'artiste fait de la promo. Mais en sachant qu'avec sa bouteille, son caractère et le quotient émotionnel que représente ce spectacle en hommage à la Dame en noir, on l'aborde avec délicatesse.
Parce que c'est ce qu'il faut faire quand un homme est devenu méfiant comme un animal sauvage. On l'approche doucement pour lui montrer qu'on ne lui veut pas de mal. On ne tente pas de le placer sur une pente glissante, tout droit vers la cage de la caricature. Il ne s'agit pas-là de faire du buzz, mais de raconter l'amour. Un amour si grand que, pour exorciser le manque, le monstre aux mille visages se glisse sur scène dans la frêle silhouette de son ange disparu.
Depardieu nous a laissé l'opportunité de l'apprivoiser durant ce coup de fil, que nous nous réjouissons de partager.
Dans ce spectacle, que nous avons vu deux fois, en interlude aux chansons, vous incarnez les mots de Barbara, au féminin…
Oui, d'ailleurs elle, elle les incarnait presque au masculin, telle qu'elle était. Elle avait cette énergie exceptionnelle quand elle interprétait ses chansons qui racontaient son vécu. Pour moi c'est plus simple, après avoir passé 30 ans avec elle. C'est très bien de le faire comme ça. Je la suis et je l'entends.
Oui, d'ailleurs on peut presque sentir sa présence.
Ben oui, d'autant plus qu'il n'y a pas d'orchestre. C'est juste Gérard Daguerre, moi, et les mots qu'elle disait entre les chansons. C'est ce qu'elle aimait faire, mais comme son public chantait tout le temps en même temps qu'elle… c'était délicat. Elle menait tout ça, alors que moi, je peux interpréter ce que je connais d'elle et le public le ressent apparemment.
Oui, mais vous faites aussi reprendre la petite cantate au public!
Oui, elle a une grande histoire que je raconte. Elle parle de son amie qui l'accompagnait à L'Écluse (ndlr: le cabaret de ses débuts) et qui est morte dans un terrible accident de voiture. Elle était jeune, belle et s'est envolée.
La vie de Barbara a été jalonnée de drames. Dans votre livre, «Monstre», vous écrivez: «Quand le passé me rattrape, que cette société me désespère, je préfère me retirer pour lécher mes plaies, jusqu'à ce que mes blessures soient cicatrisées et que je puisse donner à nouveau. Barbara, elle aussi, avait ce comportement de bête sauvage»…
Ah oui, bien sûr! Quand on a des douleurs, des deuils ou que simplement, on ne se sent pas bien et qu'on a le privilège de pouvoir se terrer, c'est beaucoup mieux. Dans ces moments-là, elle mangeait très peu. D'ailleurs, à part des blancs de poulet, elle ne savait pas cuisiner! (Rires.)Le reste du temps, elle était très à l'écoute, de l'actualité et surtout des autres. Elle préférait parler au téléphone, quand l'humeur le lui permettait. Elle répondait aux appels de nuit: un numéro réservé qu'elle réservait aux gens en détresse.
Est-ce qu'il était facile d'être son ami?
Oui, on riait beaucoup. Mais surtout, on n'avait pas besoin d'être collés. Parfois, je partais un mois et on ne se voyait pas. Je lui laissais des mots sur son répondeur, qu'elle avait du plaisir à écouter. Mais ce qu'elle adorait, c'est quand j'allais la trouver à moto, on faisait des grands tours dans la campagne. Mais je ne veux pas en parler non plus comme quelqu'un qui est parti, parce que pour moi elle est présente partout.
En coulisse avant les concerts, comment ça se passe?
Il ne se passe rien! Je déteste que l'on me parle avant, alors j'attends avec Béatrice derrière le rideau que les gens s'installent, je les écoute et je pense. Je les sens heureux et après j'aime constater leur surprise. Généralement, ils sont scotchés au bout de trois chansons. Quand arrive «L'aigle noir», l'abus, le «molestage» et ensuite «Nantes», le pardon, puis «Dis, quand reviendras-tu?» on sent une communion avec elle. Si j'ai ce rendez-vous maintenant avec ce public, c'est parce qu'il retrouve Barbara. Ce sont des chansons que l'on chante dans notre intimité.
Béatrice (de Nouaillan, la dernière assistante de Barbara) veille sur la maison de Précy-sur-Marne. Vous y retournez parfois?
Bien sûr, j'y ai une chambre. Mais j'y vais peu, parce que c'est loin et que je ne suis jamais en France. Ce qui est merveilleux, c'est que maintenant, Barbara, je l'amène un peu partout. Je vais aller au Japon, en Russie, en Chine. Les mots sont tellement forts, même si on ne les traduit pas, c'est comme pour un opéra, l'émotion suffit.
J'en parlais aussi, parce que quand vous chantez «Drouot», c'est bouleversant.
Bien sûr, parce que «Drouot», c'est la vente de toutes ses affaires par cette famille complètement folle. Enfin pas son frère, qu'elle adorait et qui est mort, ni sa sœur Régine et ses enfants. C'est surtout le fils de son frère Jean, une espèce de monstre, un gamin, un sale héritier… Il n'avait pas compris que l'héritage de Barbara appartient à tous ceux qui l'aiment. C'est un héritage que l'on porte avec soi, une émotion, et ça, personne ne peut nous le voler…
En parlant d'émotions: malgré votre immense carrière d'acteur, quand vous abordez «À force de», que votre fils avait écrit, comment faites-vous pour ne pas être submergé?
En fait, ils se sont beaucoup engueulés là-dessus, elle n'était pas tout le temps facile! (Il rit.) Ça s'est passé comme ça, parce que ce n'était que de l'amour. Chacun tenait à faire bien pour l'autre. C'est d'ailleurs les mêmes exigences que demande une histoire d'amour, à savoir de ne pas se laisser envahir, mais avoir une belle résonance mutuelle. (Il marque un silence.) Le public la connaît peut-être moins. Guillaume l'avait écrite quand il était sur son lit d'hôpital. Elle l'a mise en musique et c'est très beau. Pour moi, c'est dur à expliquer. Ça dépend de l'état du moment, j'essaie simplement de respirer ces mots, de les chanter avec le cœur, sans manière. C'est un battement de cœur, c'est un battement de vie.
Toutefois, entre le théâtre des Bouffes-du-Nord et le Cirque d'Hiver, il y a eu une évolution de votre interprétation.
Il y a toujours une évolution, mais on ne sait pas si c'est dans le bon sens. Au Bouffes-du-Nord, on l'a fait comme elle l'aurait voulu, d'une manière brute. Elle connaissait très bien Micheline Rozan, qui était la propriétaire du théâtre avec Peter Brook. On y allait ensemble. Ce lieu est unique. Elle aimait ça, les théâtres où il fait froid. Au Cirque d'Hiver c'était spécial, parce qu'on devait y faire «Lily Passion». Et elle adorait le cirque. J'y ai d'ailleurs fait couper le chauffage 2 heures avant le spectacle. Après, entre les deux, il y a eu une évolution bien sûr, parce que je suis plus proche d'elle. Au départ, l'émotion me terrassait un peu, alors que maintenant, on est en fusion.
Vous la chantez, la racontez, mais est-ce que vous l'écoutez?
Non, je ne peux pas l'écouter. J'ai mis 20 ans à faire le deuil. Et finalement, je ne l'ai jamais fait puisque je ressuscite avec elle maintenant. Mais ça a été 20 ans de silence, d'enfermement, comme quand il manque quelque chose. On doit s'habituer aux douleurs fantômes. Les miennes, c'est Barbara. J'exorcise ces douleurs avec les tours de chant. Moi, finalement, aujourd'hui, je ne suis que le récepteur et le transmetteur de notre amour réciproque.
Quelle odeur avait cet amour réciproque?
Elle adorait la rose, l'odeur du matin, des premiers effluves du printemps. Et évidemment, elle adorait l'odeur du mimosa, ces petites boules jaunes très puissantes et colorées. Moi, j'en ai un qui a fleuri en février, j'en plante partout, c'est un arbre magique.
Vous en avez en souvenir d'elle?
Oui et non, il se trouve que j'adore ça aussi. Alors que l'on a fait «Lily Passion» et qu'elle faisait celle qui ne voulait plus chanter, qui désarmait mon personnage de tueur, elle partait ensuite sur «L'île aux mimosas».
Outre des mimosas en fleur, que peut-on vous souhaiter?
La vie, sourire, être heureux et continuer de pouvoir communier avec ces gens qui sont merveilleux.