InterviewFeu! Chatterton: «Nos fans ont adhéré à nos propos et notre changement musical»
Sorti il y a quelques semaines, «Palais d’argile» est la bande-son rock et electro de notre début de printemps. Arthur Teboul et Sébastien Wolf nous parlent écrans, effondrement, espoir et comédie musicale.

- par
- Laurent Flückiger

Le groupe Feu! Chatterton avec, de gauche à droite, Antoine Wilson, Raphaël de Pressigny, Clément Doumic, Sébastien Wolf et Arthur Teboul.
«Moi, je caresse ton visage sur mon écran tactile / Que reste-t-il du paysage? Dis-moi que reste-t-il? / Adieu vieux monde adoré.» Cela parle sans doute à une partie d’entre nous, du temps où nous prenions des nouvelles de nos proches par Zoom, quand le monde avait commencé à s’effondrer. À moins que cela date déjà d’avant la pandémie et fait écho à l’abus des écrans, aux yeux rivés sur des «Cristaux liquides». Qu’importe. À chacun son interprétation, c’est ce qui fait une grande chanson, un grand disque aussi, comme celui de Feu! Chatterton.
Sorti le 12 mars, ce 3e album du quintet français, est depuis la bande-son de notre début de printemps. Un «Palais d’argile» solide aussi bien dans le rock que l’électronique. Pour parler de ce coup de cœur, nous avons fait appel à la technologie numérique pour parler au chanteur, Arthur Teboul, et le Suisse du groupe, Sébastien Wolf.
Quelques semaines après sa sortie comment l’album vit-il sa vie?
Sébastien Wolf: Il vit une vie numérique pour l’instant. Mais nous sommes très contents car il a été très bien accueilli. Nous avons travaillé en vase clos et, comme nous avons dû annuler la présentation en avant-première aux Théâtre des Bouffes-du-Nord, à Paris, nous avions des doutes. Comme tous les artistes, je pense. Après avoir dévoilé les titres «Monde nouveau» et «Avant qu’il n’y ait le monde» et au fur et à mesure des interviews nous avons senti qu’il y avait un intérêt. À la sortie de l’album, nos fans ont adhéré aux propos et à notre changement musical.
Arthur Teboul: C’est très émouvant, car nous n’avons pas la chance de rencontrer les gens physiquement mais nous recevons des messages qui montrent que l’intensité que nous avons mise dans ce disque est ressentie. Pour des artistes, c’est un privilège de voir que le palais d’argile est devenu un château dans le ciel.
On pourrait croire que les trois premiers morceaux, qui parlent notamment de relation à travers les écrans, ont été influencés par le confinement en 2020. Pourtant ils ont été composés avant. Vous êtes devins?
A. T.: Quand un événement aussi énorme que la pandémie frappe le monde entier il vient colorer tout ce qui fait naître ce monde-là. Quelle que soit l’œuvre, elle va résonner avec tout ce qui est modification, l’oreille et l’esprit vont chercher ça malgré eux. Et – je le dis modestement – c’est peut-être aussi la fonction des artistes que de prendre le temps de dresser leurs antennes et de sentir les signes avant-coureurs. Mais nous ne sommes pas les seuls. Cela fait quelques années que des philosophes s’y intéressent. Tristan Garcia parle de l’intensité en clignotant, Umberto Ecco de la société liquide. Quand des outils et des usages nouveaux arrivent, avant d’accepter de s’en emparer, on a peut-être besoin de se les prendre en pleine figure.
S. W.: Ces trois morceaux sont les premiers que nous avons écrits, en été 2019. Ils découlent d’abord d’un constat que nous avons fait entre nous cinq: nous sommes obnubilés par les écrans. Nous avons dû nous imposer la règle de ne pas y toucher quand nous sommes en répète. Le téléphone est une porte ouverte sur le monde, ce qui fait que personne n’est jamais présent.
«C’est peut-être la fonction des artistes que de prendre le temps de dresser leurs antennes et de sentir les signes avant-coureurs»
Vous évoquez aussi un «monde nouveau». Pensez-vous que le monde va retenir quelque chose de positif de cette crise sanitaire?
S. W.: Oui. Avant la crise, la génération des 15-30 ans s’est organisée politiquement pour questionner la gestion du monde de la part de leurs parents qui mène à l’effondrement que l’on vit actuellement. Elle n’oubliera pas ce qui s’est passé. Je suis assez positif là-dessus.
A. T.: Ce que cette pandémie m’a surtout appris, c’est que l’optimisme comme l’espoir sont un devoir. Ce ne sont pas des sentiments spontanés, ça se construit, c’est un combat. Là, je suis en train de remplir un dossier pour un fonds de secours de la SACEM (ndlr.: la société de gestion des droits d’auteur française) et j’ai mis longtemps à accepter que j’en avais besoin. J’ai emprunté beaucoup d’argent à mes parents alors que nous sommes l’un des groupes français en vue du moment. Je suis privilégié et pourtant c’est la galère. Ce que je veux dire par là c’est que dans ces moments-là il est absolument nécessaire de se rappeler à soi et aux autres ce qui est important. C’est-à-dire l’amour, la bonté, un moment privilégié avec ses proches, un dîner, l’odeur des fleurs… ça a l’air con dit comme ça, mais c’est un devoir et c’est ainsi qu’on va s’en tirer.
Vous parlez de devoir. Comment comprendre la chanson qui clôt l’album, «Laissons filer»?
A. T.: Cela va ensemble, c’est accepter de faire avec le matériel existant et ainsi vivre plus heureux. Conformer le monde à son désir est impossible. Même dans nos sociétés prédictives on s’est pris un pangolin qui nous a amené une pandémie. Nous avons commencé cet album par un constat et par la colère pour essayer de terminer dans la quiétude.
Arrivez-vous à envisager les mois à venir, les interrogations sur le live et donc sur votre métier avec une posture stoïque?
S. W.: Nous avons eu des moments de doute et de colère. Nous aurions dû sortir l’album l’automne dernier et débuter une tournée en mars, et ça a été dur mais nous nous sommes résolus à accepter les choses telles qu’elles viennent.
Votre musique a évolué. Pourquoi avoir voulu travailler avec un producteur de musiques électroniques, en l’occurrence Arnaud Rebotini?
A. T.: Nous avions déjà des arrangements électroniques et c’est pour ça que nous sommes allés chercher quelqu’un qui a un savoir-faire dans les sons de synthétiseurs et qui pouvait pousser ça plus loin.
S. W.: Cette envie d’électronique que nous avons eue dès la composition vient de la scène. Nous prenions énormément de plaisir dans les passages de notre set qui étaient des sortes de transe répétitives, et le public aussi. Nous nous étions alors donné l’objectif de faire un album de live dans la continuité de ces émotions. Le morceau «Écran total», par exemple, a de la boîte à rythmes dès sa conception, ce qui implique de composer différemment qu’avec une chanson ou une ballade classique, pareil pour la manière de chanter d’Arthur. Arnaud Rebotini n’est pas qu’un producteur de musiques électro, il a aussi eu un regard acéré sur les aspects rock de l’album. Ce sont toutes ces palettes qui ont fait qu’il allait bien avec notre musique. Le choix s’est porté sur lui au dernier moment mais il a été salvateur.
Comment imaginez-vous le live avec un public probablement assis?
A. T.: Je pense que les gens vont danser! La frustration d’avoir une configuration plus retenue va être compensée par la joie de jouer devant un public. En ce moment, nous faisons toutes les semaines des petits concerts sur Instagram et ça nous procure un immense plaisir. Pourtant, à la base, ce n’est pas du tout notre dada. Alors, le simple fait de se retrouver dans une salle avec des spectateurs même masqués mais qu’on peut regarder dans les yeux, on prend! Même si nous allons être très fébriles. Nous n’avons pas fait de scène depuis septembre 2019, nous sommes des débutants. (Rires.)
Avant la scène en automne, il y a un autre projet de Feu! Chatterton: une comédie musicale. Racontez-nous.
A. T.: Nous travaillons sur la musique d’un film qui va être tourné en juin ou juillet: «La grande magie» de Noémie Lvovsky, avec une superdistribution (ndlr.: Denis Podalydès, François Morel et Judith Chemla). Nous avons écrit treize chansons qui vont être chantées à l’écran par les comédiens et les comédiennes. Deux titres du «Palais d’argile», «Compagnons», qui est un poème de Prévert, et «Avant qu’il n’y ait le monde» vont aussi être interprétées. La sortie est prévue pour 2022.