i-Télévision«Il a fallu créer un système de prise de vue inédit pour ce film interactif»
Œuvre immersive pour tablettes et smartphones plus proche du cinéma que du jeu vidéo, «Ordesa» repose sur des interactions invisibles. Rencontre avec son réalisateur.
- par
- Christophe Pinol
Est-ce un jeu, un film ou une expérience résolument différente? On parle ici d’«Ordesa», œuvre immersive effectivement inclassable, produite par ARTE et disponible sous forme d’application pour tablettes et smartphones pour IOS (3 fr.) ou Android (4.10 fr.).
Avec son histoire de maison hantée par un drame familial, «Ordesa» nous propose d’assister au retour d’une jeune femme dans la demeure familiale, perdue au milieu des bois. Deux ans après l’accident en question, son père y vit en reclus et les retrouvailles sont d’emblée empreintes de lourdes tensions. Elles vont surtout être parasitées par l’utilisateur/spectateur, qui va tenter d’en apprendre plus sur la nature du drame. Une expérience sensorielle inédite, pour laquelle son réalisateur, Nicolas Pelloille-Oudart, a carrément dû inventer un procédé de prise de vue totalement inédit.
Avec ses prises de vues réelles et son dispositif immersif, «Ordesa» s’apparente autant à un film qu’à un jeu. Comment l’avez-vous conçu?
Comme un film interactif, où le fait d’orienter son regard de droite à gauche, grâce au gyroscope de la tablette ou du smartphone utilisé, permet d’explorer différents aspects du récit. Ce n’est pas un jeu parce que les gens de ce milieu ont généralement besoin d’avoir plus d’influence sur le récit, alors que le rapport à la passivité est plus volontiers accepté par les personnes plutôt attirées par le cinéma. En fait, si l’on se contentait de regarder «Ordesa» défiler sans y apporter la moindre interaction, l’histoire se déroulerait sans notre implication. Mais je voulais que cette dernière soit proportionnelle à la curiosité du spectateur. Plus on se met à chercher des éléments, plus grand sera notre impact sur l’histoire.
Avez-vous un exemple un concret?
À la fin du film, il y a une course-poursuite dans une forêt. On entend la jeune fille crier au loin et tant qu’on n’est pas allé la chercher dans une certaine zone de l’image, l’action ne se développe pas. Mais le film ne s’interrompt pas pour autant puisque la fille continue de crier et la musique de susciter de la tension. Ce n’est que lorsqu’on retrouve la fille dans l’image que la suite du film se lance automatiquement. C’est une façon de mettre le spectateur au cœur de la mise en scène. Sans s’en rendre compte, c’est lui qui déclenche le déroulement de l’intrigue.
Qu’est-ce qui vous a poussé à adopter ce système immersif?
Il existe des créations similaires, comme cet épisode interactif de «Black Mirror», «Bandersnatch», vu sur Netflix. Mais comme dans tous les films du genre, on se retrouve avec une sorte d’interface qui apparaît sur l’écran pour proposer à l’utilisateur différents choix: «Aller à gauche», «Se cacher dans la cuisine»… Or, pour moi, ce genre d’artifice casse totalement l’immersion. Avec «Ordesa», l’idée était d’avoir une interaction invisible, qui n’interrompe jamais le film. Si subtile que le spectateur se demande si c’est bien lui qui a déclenché ce qui arrive.
Comment se concrétisent ces interactions?
Déjà, certains détails sont là pour nous aider à identifier les moments où elles sont effectivement possibles. Comme certaines sonorités, si vous écoutez le film au casque. Mais c’est surtout la fonction gyroscopique qui va servir d’indication: les déplacements à droite ou à gauche sont freinés par une sorte de friction quand l’interaction n’est pas possible et offrent une bien meilleure fluidité quand elle l’est. Après, ces interactions permettent la plupart du temps aux protagonistes de débloquer des souvenirs de ce qui s’est passé dans cette maison, afin de nous apporter une plus grande compréhension du drame. L’idée n’était pas de proposer des tas de fins différentes, comme cet épisode de «Black Mirror». Ici, l’issue va rester la même. On voulait juste jouer sur l’émotion ressentie.
Techniquement, comment êtes-vous parvenu à obtenir ce format si large, permettant de naviguer latéralement dans l’image?
Le principe de déplacement n’est pas nouveau puisque certains films à 360° ou panoramique l’ont déjà adopté, mais l’image est alors totalement déformée, floue dans certaines zones… Et surtout il n’y a pas d’interaction possible. Or, on voulait que notre photo reste belle, très cinématographique, et sans déformation. Avec mon chef opérateur, Frédéric Jamain, on a donc dû créer un système inédit: un bloc optique qui vient se placer entre la caméra et l’objectif et qui nous permet de faire un travelling à l’intérieur même de l’optique. Du coup, nos images les plus larges font jusqu’à 5x la taille du format CinémaScope! Je trouvais aussi intéressant de questionner le statut du spectateur et le faire glisser progressivement dans le film, lui donner l’impression d’être son réalisateur. Les cadrages sont par exemple très souvent volontairement imprécis de manière à pousser l’utilisateur à être tout le temps actif, à les corriger lui-même. On voulait qu’il se dise: «Ah mais c’est moche!» et qu’il incline sa tablette/smartphone pour le rééquilibrer.
Ne touche-t-on pas là aux limites de l’exercice? Tout le monde n’est pas monteur, ni cadreur, et on se retrouve forcément avec des plans dont la durée s’étire inutilement, mal cadrés comme vous le disiez, ce qui risque de nuire au rythme de l’expérience…
Il y a différents types d’utilisateurs: le proactif qui va explorer tous les recoins pour être sûr de ne rien manquer; celui qui reste au contraire très passif, qui va vouloir garder une distance; et un autre entre les deux, plus équilibré. On a essayé de concilier tous ces types, en sachant qu’on allait forcément perdre en route quelques utilisateurs. L’idée était de placer le spectateur comme un auteur du contenu qu’il est en train de regarder et que l’intérêt de l’expérience repose bien évidemment sur la qualité de mon travail et de toute l’équipe, mais aussi sur la volonté de l’utilisateur de s’impliquer ou non dans ce type de récit et de dispositif.
Le travail du scénario a dû être un véritable casse-tête pour explorer les différentes pistes…
J’ai écrit l’histoire avec Nicolas Peufaillit, qui a travaillé sur la série «Les revenants» et le film «Un prophète» (ndlr: pour lequel il a reçu le César du meilleur scénario original) et qui découvrait ces nouvelles écritures, interactives. Alors, oui, c’était compliqué, mais surtout au niveau de la lenteur qu’impliquait le dispositif, son côté très porté sur l’atmosphère et peu dialogué. On a passé beaucoup de temps à faire des tests: écrire des scènes, voir ce que ça rendait auprès d’un certain public, réécrire en fonction des retours, etc…
Thomas Bidegain (lui aussi scénariste césarisé pour «Un prophète», mais qui a aussi signé celui des «cow-boys» ou des «Frères Sisters») est remercié au générique. Faisait-il partie de ce public test?
Exactement. À un moment, on avait organisé des visionnages en salle de montage, avant que l’application ne soit disponible. L’image s’affichait donc sur un moniteur dans toute sa largeur, et non pas la seule portion que l’on voit sur l’écran de notre tablette aujourd’hui. Et pour simuler les interactions, on avait des cadres rouges qui se baladaient d’un plan à l’autre, sur toute la largeur de l’image, mettant en évidence ce que l’utilisateur était censé voir. Mais personne n’y comprenait rien et les retours ont été désastreux… Y compris celui de Thomas. Sauf que lorsqu’il a fini par comprendre, il s’est ravisé en nous disant: «Oubliez ce que je viens de vous dire: allez-y à fond, ne lâchez rien et envoyez paître ceux qui ne comprennent pas!» Ça nous a filé une patate incroyable pour finir le film.
Quelles évolutions voyez-vous pour ce type d’œuvre hybride?
Plein! Je me suis spécialisé dans ce genre de projets, à cheval entre le cinéma et le jeu vidéo et on en a plusieurs en cours. Le cinéma est en pleine révolution et je pense que ça peut être une manière de lui donner un nouvel élan. Avec ce que proposent les plateformes de streaming, on peut commencer à imaginer des films différents. Notre technologie ne serait par exemple pas très compliquée à installer sur Netflix. Après, il reste maintenant à peaufiner cette immersion du spectateur: toutes les interactions déployées dans ce film ne sont pas forcément nécessaires et il y a peut-être moyen de simplifier. Mais ce qui me tient à cœur, c’est vraiment cette immersion.
N’est pas réalisateur qui veut
Photo délavée, bande-son angoissante, rythme lent, oppressant… Avec «Ordesa», on nage en plein thriller psychologique, voire parfois carrément fantastique. D’emblée, le système permettant de se déplacer dans l’image en inclinant son smartphone ou sa tablette se révèle très intuitif. On se sent forcément un peu gauche au début, ne sachant pas trop dans quelle mesure nos mouvements ont une influence sur le cours du récit, mais on finit par s’y faire. Et puis une fois arrivé au dénouement, l’application nous permettra de revenir à certains moments clefs de l’histoire pour tenter d’adopter des comportements différents.
Alors oui, la proposition immersive est intéressante, parfois même envoûtante. Mais au final, on avoue que le concept, celui de faire de l’utilisateur un réalisateur en herbe, a tendance à nous sortir de l’histoire plutôt qu’à nous y immerger. Notamment dans les parties dialoguées, lors des champs contrechamps où les protagonistes sont systématiquement mal cadrés, ou dans ces moments où la même action a tendance à se répéter tant que l’utilisateur n’a pas fait ce qu’on attend de lui.
Le procédé a néanmoins du potentiel et on est curieux de voir les suites que lui donnera son réalisateur.