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FootballIls avaient préféré la mort au match arrangé

Le 9 août 1942, dans une Ukraine sous occupation, les joueurs du FC Start avaient battu une sélection de l'Allemagne nazie malgré les menaces de mort.

Anne-Sylvie Sprenger
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Anne-Sylvie Sprenger
Une photo des deux équipes ukrainienne et allemande, prise juste avant le «Match de la mort», le 9 août 1942 à Kiev.

Une photo des deux équipes ukrainienne et allemande, prise juste avant le «Match de la mort», le 9 août 1942 à Kiev.

La Collection

L'histoire fait froid dans le dos. Elle nous épouvante par son horreur, elle nous galvanise par tout ce qu'elle porte en elle d'humanité, de courage et de ferveur. Dans «Gagner à en mourir», l'écrivain et journaliste sportif Pierre-Louis Basse revient avec une intensité bouleversante sur les lieux d'un match de football aussi invisible qu'éternel. Celui qui confronta, le 9 août 1942 l'équipe du FC Start, formée d'anciens joueurs du Dynamo, à une sélection des meilleurs joueurs de l'Allemagne nazie. Sur la pelouse, c'était tout le peuple d'Ukraine qui se retrouvait enfin face à ses bourreaux.

Au milieu de l'été 1942, la ville occupée de Kiev tente de reprendre un semblant d'existence, alors que le IIIe Reich n'en démord pas de vouloir rayer définitivement Moscou de la carte. L'opéra de Kiev vient de rouvrir, on y joue «Le lac des cygnes». Mais si les distractions habituelles refont surface, c'est «une ville morte, humiliée et brûlée dans ses profondeurs qui accueille ses anciennes vedettes de foot», commente Pierre-Louis Basse. Presque une année plus tôt, les 29 et 30 septembre 1941, trente-trois mille sept cent soixante et onze juifs avaient été massacrés, parfois même enterrés vivants dans les fosses, les ravins de Babi Yar. Avant les liquidations de masse, la population ukrainienne avait déjà connu l'étau de la famine organisée par Staline – ses kolkhozes, ses purges, ses arrestations en pleine nuit. Il fallait en finir avec ce peuple d'«Untermenschen», pensait-on à l'Ouest comme à l'Est…

L'instinct de survie, cependant. Toujours. «Des types pouvaient bien en supplicier d'autres – par centaines, chaque jour – dans les caves de Korolenko, les champs de Darnitsa, et créer un tas de cimetières à ciel ouvert, la vie avait la prétention de reprendre ses droits.» Qu'a-t-elle à perdre?

Le 9 août 1942, la ferveur est à son comble aux alentours du stade Zénith, et dans toutes les rues de Kiev. Ce match est celui de la revanche. Au terme de la première confrontation, les Ukrainiens ont battu les Allemands 5 buts à 1. L'ambiance est électrique. Des milliers de supporters se massent autour du stade, les femmes dansent derrière les barrières, les enfants crient, les adolescents escaladent les palissades à la barbe et au nez des gardiens qui ferment les yeux. Les hommes, quant à eux, ne sont pas là: ils ont été faits prisonniers, ou se battent encore sur la rive occidentale de la Volga. Qu'importe. On clamera encore plus fort l'engouement fervent de tout un peuple.

Du côté des Allemands, «les gars de la Flakelf sont remontés comme des pendules». Avec ce match, ils se doivent de démontrer la suprématie incontestable de la race aryenne. Nourris au jus d'orange frais, au café et au chocolat, ces hommes sont tout simplement surentraînés. Costauds. Gonflés à bloc. Quelle chance ont en face d'eux ces onze Ukrainiens sous-alimentés, à peine sortis d'un camp de prisonniers et qui travaillent durement dans une usine à pains? Sur une des très rares photographies prises avant le match, ces hommes ont pourtant le sourire large, ambitieux. Et le fils d'un des joueurs de rétorquer au journaliste qui s'interroge: «Bah oui… Vous auriez souri, vous aussi, avant d'affronter sur le terrain les ouvriers d'Hitler. Mon père, il n'allait tout de même pas se mettre à pleurer. C'était une aubaine. Une faille dans leur système. Mon père et ses copains avaient beau crever la faim, ils avaient bien l'intention de gagner ce match, sourire aux lèvres!»

Ils refusent un match arrangé

Les Allemands ouvrent le score, mais se font égaliser, puis menés 2-1 à la mi-temps. Brusquement, les joueurs affamés semblent se moquer de tout et prennent plaisir à faire danser les Allemands. Pendant la pause, des soldats du IIIe Reich entrent dans le vestiaire du FC Start et menacent les joueurs d'exécution s'ils ne laissent pas gagner l'équipe adversaire. A ce moment-là, les Ukrainiens ne peuvent plus ignorer que leur existence est menacée. Ils en prendront le risque. Ils savent trop qu'une victoire referait battre le cœur des leurs. «Et qu'une ville qui reprend goût à une forme de légèreté et d'indépendance, de victoire aussi – fût-elle avec un ballon –, peut très vite devenir dangereuse pour l'occupant», commente Pierre-Louis Basse. Le 9 août 1942, le FC Start gagne la rencontre 5-3 face à l'équipe allemande. Les dribbleurs fous ont préféré la mort au match arrangé.

Neuf jours plus tard, les anciens du Dynamo furent arrêtés: Goncharenko, Klimenko, Kouzmenko, Putistine, Komarov, Tiouchev, Trusevich, Sukharev. La liesse n'était pas retombée, une fierté nationale s'était emparée de toute la ville: les SS se devaient de cogner fort, explique l'auteur. Les joueurs furent transférés à Syrets, un de ces tristements célèbres camps de la mort, tout près de Babi Yar. Ensuite, le silence et l'oubli. On sait juste que Trusevich, Kuzmenko et Alexeï reçurent chacun, et presque en même temps, une balle dans la nuque, le 23 février 1943. Et que le gardien Trusevich, au moment d'être abattu, refusa une dernière fois de mettre le genou à terre. On peut tuer les hommes, pas leur honneur.

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