Portrait: «J'avais l'ennui de mes bêtes, alors j'ai pris un âne»

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Portrait«J'avais l'ennui de mes bêtes, alors j'ai pris un âne»

Ecrivain et paysan, Jean-Pierre Rochat était parti pour une longue marche après avoir remis son domaine à sa fille. Escapade écourtée: de retour à Bienne, il explique pourquoi.

Vincent Donzé
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Vincent Donzé
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De retour dans la région biennoise, Jean-Pierre Rochat s'est engagé dans la sculpture vivante 'Robert Walser-Sculpture' prévue par l'artiste bernois Thomas Hirschhorn.

De retour dans la région biennoise, Jean-Pierre Rochat s'est engagé dans la sculpture vivante 'Robert Walser-Sculpture' prévue par l'artiste bernois Thomas Hirschhorn.

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Du 15 juin au 8 septembre, de 16h à 22 h, sur la place de Gare de Bienne, Jean-Pierre Rochait lira des textes de Robert Walser, à l'enseigne de l'institut consacré à l'écrivain biennois (1878-1956).

Du 15 juin au 8 septembre, de 16h à 22 h, sur la place de Gare de Bienne, Jean-Pierre Rochait lira des textes de Robert Walser, à l'enseigne de l'institut consacré à l'écrivain biennois (1878-1956).

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«L'Institut Benjamenta» est une oeuvre de Robert Walser, l'écrivain qui sera célébré cet été sur la place de la Gare de Bienne.

«L'Institut Benjamenta» est une oeuvre de Robert Walser, l'écrivain qui sera célébré cet été sur la place de la Gare de Bienne.

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Ses chevaux, ses vaches, ses chèvres, l'éleveur et écrivain Jean-Pierre Rochat les a remis l'an dernier à sa fille Jessica, avec les clefs de sa ferme de Vauffelin (BE) acquise en 1974.

Passé l'âge de la retraite, adieu les paiements directs: à 65 ans, l'agriculteur n'a pas d'autres choix. Épouse d'un ingénieur agronome, sa fille lui demande gentiment de se mêler de ses oignons, comme Jean-Pierre Rochat l'a fait 45 ans plus tôt avec son prédécesseur.

Lauréat 2019 du prix littéraire «Le Roman des Romands» pour «Petite Brume», qui raconte la dernière journée d'un agriculteur dans sa ferme vendue aux enchères, Jean-Pierre Rochat laisse le poids des ans derrière lui. Il s'agit d'évacuer, comme il dit, «la frustration du paysan sédentaire».

Dans un sac à dos, le paysan glisse le strict nécessaire. De quoi se vêtir et... nourrir son esprit: «Le luxe, c'était quelques livres», glisse l'écrivain. Un peu des siens, en guise de papier d'identité, mais pas tous: il en a écrit 15 depuis «Berger sans étoiles», salué à Paris. Le marcheur choisit «Don Quichotte» et le «Journal de Jules Renard».

Vivre heureux

Le 1er janvier dernier, sous la neige, Jean-Pierre Rochat ne saisit pas un bâton de pèlerin pour descendre de sa montagne. Sa marche vers le Sud de la France a un but: dénicher un endroit où vivre heureux, entouré de quelques bêtes. L'occasion aussi pour sa femme de vivre en ville, après avoir choisi la campagne quand elle était encore mineure au regard de son père italien et de la loi de son pays.

Passé Pieterlen, le marcheur met le cap à l'Ouest, en suivant un chemin «à peu près tracé». «J'ai vite réalisé que ce serait une bataille thermique», se souvient-il. En transpirant «comme un malade», l'écrivain longe le sud du lac de Bienne et l'île St-Pierre, chère à l'écrivain Jean-Jacques Rousseau (1712-1778).

Première nuit dans une chambre d'hôte et premier constat, à Bargen: «On est nombreux à se croire original». À Cerlier, Jean-Pierre Rochat dort dans un hôtel pas cher. Mais le soir suivant à Cudrefin, l'hôtel est fermé.

Le marcheur croise un paysan qui se bouche les oreilles. Dans une autre ferme, un chien aboie. L'écrivain frappe à la porte, une dame dit: «Je vais chercher mon fils». Le fils arrive: «Fous le camp avant de ramasser des plombs perdus». Adressée à quelqu'un qui gardait ouverte la porte de sa ferme, la menace fait mal.

Sans fioritures

Sortis de sa bouche, les mots de Jean-Pierre Rochat sont comme dans ses livres: sans fioritures. Il raconte une nuit froide et humide dans un stand de tir, sous les cibles, puis sa marche vers Yverdon et Bulle. «J'avais l'ennui de mes bêtes, alors j'ai pris un âne», confie-t-il.

Un âne? «Un compagnon», rectifie l'écrivain pour qui à deux, c'est mieux. «J'ai dû le débourrer pour qu'il me suive en portant mon sac», poursuit-il. Problème, Bolero lui a coupé l'accès aux chambres d'hôtes.

À la Tour-de-Trême, un ancien syndic qui lisait ses chroniques dans «Terre&Nature» l'invite à sa table en plaçant l'âne dans son jardin. Tout va bien. «On me prenait pour le Père Noël qui rentre de vacances», souffle Jean-Pierre Rochat dans sa barbe grisonnante.

En 1979 déjà, Jean-Pierre Rochat s'est rendu dans le Sud de la France en cheval attelé, avec sa femme Pasqua. «C'était la galère», admet-il en ajoutant une confession: «J'ai toujours eu des idées comme ça». Sauf que là, en 2019, on est en hiver.

«Il va crever, là»

Avec son âne couvert de neige, Jean-Pierre Rochat déchante dans une ferme de 200 ou 300 vaches. «T'as qu'à te foutre ici», lui dit le paysan en désignant une remise. Son sac de couchage ne suffit pas. Le fils du logeur craint le pire: «Il va crever, là».

Les genoux bloqués, le marcheur ne peut pas se relever, au contraire de l'âne. Fin du périple, retour à la case départ, en bétaillère.

L'âne, Jean-Pierre Rochat l'a offert à sa fille comme cadeau d'anniversaire, le 23 janvier dernier. Bolero a été rebaptisé Merlin. «Un âne, c'est plus intelligent qu'un cheval», précise Jean-Pierre Rochat, ancienne star du Marché-Concours de Saignelégier (JU).

Une semaine après l'anniversaire de sa fille, Jean-Pierre Rochat est désigné lauréat du dixième RdR, pendant suisse du Goncourt des lycéens en France. Une belle récompense, après le prix Michel-Dentan obtenu en 2013 pour «L'écrivain suisse allemand».

La tournée liée au «Roman des Romands» tombe à pic pour l'écrivain désappointé par sa marche avortée. De retour à Bienne, il s'implique dans la sculpture vivante «Robert Walser-Sculpture» prévue à la place de la Gare par le plasticien Thomas Hirschhorn.

Du 15 juin au 8 septembre prochains, de 16h à 22 h, Jean-Pierre Rochat lira des textes de Robert Walser, à l'enseigne de l'institut consacré à l'écrivain biennois (1878-1956).

«Un rêve naïf»

La morale de son escapade, c'est qu'à 65 ans, on ne part pas sur la route comme l'écrivain américain Jack Kerouac (1922-1969), inspirateur de la communauté beatnik. «C'était un rêve naïf», reconnaît-il.

Jean-Pierre Rochat cherche maintenant un chalet ou une bergerie dans le Jura bernois ou le Jura pour «deux-trois chèvres et quelques poules», pas trop loin de ses trois petits-enfants. En attendant, il écrit «plus que jamais».

Avant sa retraite, le temps de l'écriture précédait celui de la traite, à l'aube. Et maintenant? «Je garde le rythme, tôt le matin», dit-il. Sa «Petite Brume» a été traduite en allemand. Jeudi prochain, Jean-Pierre Rochat sera à Genève, au Salon du livre, à 18 heures. Tout va bien.

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