Placements forcés«Je suis un être humain loupé»
Une initiative populaire réclame 500 millions pour indemniser les victimes. Le Fribourgeois Michel Wielly raconte l'horreur d'années de souffrance.
- par
- Laure Lugon Zugravu
A 62 ans, Michel Wielly est encore cet enfant qui pleure. «Je n'ai vu ma maman que deux fois, dont une sur son lit de mort. Elle avait 42 ans et moi, 9. Une maman est un cadeau du ciel.» La sienne, on la lui a ravie, et le ciel n'y est pour rien. Ce sont les autorités suisses qui ont au petit Michel volé sa mère et à M. Wielly, sa dignité. Il fait partie de ce bataillon de mômes en guenilles qui, jusqu'en 1981, ont été retirés à leurs familles et placés en orphelinat ou chez des paysans. Ce sont eux qui lancent aujourd'hui à Berne une initiative populaire demandant réparation à la Confédération pour avoir été traités comme le restant de la colère des hommes.
Une fratrie écartelée
Lorsque Michel voit le jour en 1952, au-dessus de Marsens, à Fribourg, il est le quatrième enfant d'une femme indigente, abandonnée par son mari. Un vannier que les archives cantonales qualifient de «vagabond», revenant vers son épouse pour lui faire un enfant, encore un, avant de «repartir vadrouiller». Après le décès en 1947 d'un premier bébé par manque de soins et de nourriture, les suivants seront mis à l'orphelinat. Madeleine en 1948, placée à Courtepin, et dont la trace ensuite se perd. Jean-Pierre en 1950, placé à Fribourg. Puis Michel, placé à la pouponnière de Pérolles, enfin Clément. Une fratrie écartelée, dont aucun des membres ne connaît l'existence des autres jusqu'à ce que les frères soient réunis dans le même établissement. C'est grâce à Internet qu'ils viennent de retrouver Madeleine. Entre eux, soixante ans de vide, de souffrance et de colère.
C'est elle qui anime aujourd'hui le Fribourgeois, depuis ce dimanche de l'automne dernier où, au sortir de la messe, il est abordé par une vieille dame qui le reconnaît: son ancienne nurse. Elle va alors lui restituer les pans enfouis de son enfance et, par ricochet, lui rendre la mémoire: «Elle m'a dit que lorsque maman venait me voir à la pouponnière, on l'empêchait de me prendre dans ses bras. Les services sociaux craignaient qu'elle ne m'emporte, il fallait couper le lien.» Cette preuve d'amour maternel décide Michel à déterrer le passé, au risque de raviver la douleur. Après la nurse, les archives cantonales vont parler: il apprend que malgré des plaintes déposées par sa mère contre son père pour violation du devoir d'entretien, malgré les appels au secours de cette femme réduite à mendier, les autorités resteront sourdes.
Pendant ce temps, à l'orphelinat, le garçonnet est maltraité, battu, affamé: «On nous projetait contre le mur du réfectoire jusqu'à ce qu'on perde connaissance. On nous immergeait dans la baignoire. Un jour, on m'a plongé le visage dans ma soupe.» Et puisque à l'abjection il n'y a point de limite, c'est un curé qui, le premier, consolera Michel de la pire des façons: aux attouchements du prêtre suivront ceux des éducateurs.
Souillures, violence et manque d'amour l'anéantissent petit à petit. Lorsqu'il s'en retourne d'un séjour au sanatorium, il ne parvient plus à suivre l'école. «On m'a mis dans une classe de retardés. Je ne savais ni lire ni écrire. Mes frères, eux, ont appris un métier.» L'adolescent est alors placé chez des paysans, et l'histoire ne tourne pas à la romance bucolique: il travaille de 5 h 30 à 22 h, nourri, logé, pas payé, abusé sexuellement. Il finit par partir, parvient à trouver du travail comme aide-monteur, vendeur, aide à l'hôpital, et fonde bientôt une famille. Mais l'un de ses quatre enfants meurt en bas âge.
«Pourquoi moi?»
Encore une fois, Michel se relève. Encore une fois, s'accroche à Dieu «sans qui je me serais foutu en l'air». Mais, toujours, cette révolte, et cette question qu'il pose aujourd'hui à la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga et à la Suisse tout entière: «Les autorités ne m'ont pas donné le droit de faire l'école primaire. Pourquoi moi et pas les autres?» Et ce constat, insoutenable: «Je suis un être humain loupé dans une société qui a profité de moi.» Aucune réparation ne pourra jamais rendre à Michel la dignité qu'il croit avoir perdue, mais il faudra lui répondre. Car l'enfant qui pleure encore est désormais un homme debout.