Nature: L'incroyable travail de fourmi des biologistes lausannois

Publié

NatureL'incroyable travail de fourmi des biologistes lausannois

Grâce une méthode folle, les chercheurs de l'UNIL ont fait une nouvelle découverte: les fourmis savent enrayer une épidémie.

Michel Pralong
par
Michel Pralong
Chaque marqueur a été placé avec des brucelles, fourmi après fourmi. Pour la reine, la plus grande, c'est certes un peu plus facile pour que les nourrices qui l'entourent.

Chaque marqueur a été placé avec des brucelles, fourmi après fourmi. Pour la reine, la plus grande, c'est certes un peu plus facile pour que les nourrices qui l'entourent.

Tim Brütsch, Département d'écologie et d'évolution de l'Unil

Face à des individus contaminés, une fourmilière réagit quasi instantanément, isolant les malades, coupant les lignes de propagation et en surprotégeant les individus les plus importants. Cette nouvelle découverte du Département d'écologie et d'évolution de l'Université de Lausanne a été rendue possible grâce à une technique que l'équipe du grand spécialiste des fourmis, le professeur Laurent Keller, a mis au point et qui lui a déjà permis de nombreuses percées. Car elle permet en effet de cartographier les mouvements de chaque individu.

Des caméras infrarouges prennent en effet des photos toutes les demi-secondes de la fourmilière et enregistrent ainsi les marqueurs digitaux qui ont été... collés à la main sur les fourmis elles-mêmes. Pour cette expérience en particulier, 4266 fourmis ont été marquées. Laurent Keller nous explique ce vrai travail de fourmi, une expression qui n'a jamais aussi bien porté son nom.

3 à 4 minutes par fourmi

«D'abord, nous mettons toute une colonie dans une boîte en plastique, que nous emplissons de CO2. Le gaz les endort, ce qui nous permet ensuite de les prendre une à une. Nous les posons sur une éponge très fine afin qu'elles soient bien à l'horizontale et, avec des brucelles, on leur colle le marqueur sur le dos. Il faut qu'il soit vraiment bien orienté afin que la caméra puisse le lire.» Mais combien de temps cela prend-il pour équiper ainsi chaque fourmi? «Je dirais entre 3 et 4 minutes. Mais les plus habiles d'entre nous y arrivent en moins d'une minute.» Comptons 3 minutes; pour 4266 fourmis, cela fait tout de même 12 798 minutes, soit un peu plus de 213 heures!

«Et ce n'est qu'une étape! Avant, nous avions déjà marqué les nouvelles-nées de la colonie, en variant les couleurs avec le temps, afin de pouvoir déterminer l'âge des différents individus.» Car cela a de l'importance, notamment pour la nouvelle découverte faite par l'équipe.

Les plus vieilles envoyées face au danger

En effet, dans une fourmilière, ce sont les plus jeunes fourmis qui veillent sur les larves à l'intérieur de la colonie: on les appelle les nourrices. Elles n'ont que peu de contact avec les individus plus âgés qui sortent chercher la nourriture: les fourragères. Donc en fait, leur fonction évolue avec leur âge. Sortent faire face au danger celles à qui il reste moins de temps à vivre. «Contrairement aux humains qui envoient leurs jeunes faire la guerre, les fourmis font l'inverse», fait ainsi remarquer Laurent Keller. Même si, dans cette espèce de fourmi noire des jardins observée, il n'y a pas de soldats, c'est le ravitaillement qui peut être périlleux.

Après avoir équipé toutes leurs fourmis, réparties en 22 colonies dans les laboratoires de l'UNIL, les biologistes ont donc commencé à enregistrer leurs déplacements dans des situations normales. Dans un deuxième temps, 10% des ouvrières ont été exposées aux spores d'un champignon pathogène, qui peuvent se transmettre par simple contact entre deux fourmis. Le champignon se développe, perce la carapace de la fourmi et la tue. Seules des fourragères, qui se rendent donc à l'extérieur, ont été ainsi traitées. La réaction des fourmis a été très, très rapide.

Elles se savent contaminées

L'interaction qui était déjà faible entre nourrices et fourragères a encore diminué. Les fourmis infectées ont réduit leurs déplacements à l'intérieur de la colonie et se sont de plus en plus isolées. Et ceci, avant même que le moindre symptôme de maladie n'apparaisse! «C'est comme si un humain se savait contaminé par une maladie contagieuse et qu'il évitait de la propager, même si elle ne l'a pas encore affecté», constate Laurent Keller. Plus étonnant encore, les fourragères saines se sont non seulement éloignées des contaminées mais ont également diminué leurs interactions avec l'intérieur de la fourmilière, comme si elles savaient qu'elles pouvaient être un vecteur potentiel de propagation de l'épidémie. «Le fait que des fourmis non exposées soient aussi capables d'adapter leur comportement à la présence d'un pathogène était inconnu jusqu'ici», se réjouit Nathalie Stroeymeyt, postdoctorante au Département et première auteure de l'étude parue jeudi dans «Science».

Mais l'isolement des individus à risques n'a pas été la seule mesure de défense prise par la colonie. Celle-ci s'est mise à surprotéger ses individus les plus importants. La reine et les nourrices étaient encore moins exposées aux contacts que d'habitude. Une nouvelle expérience de survie, menée pendant 9 jours sur 11 nouvelles colonies a montré que la mortalité était beaucoup plus élevée chez les fourragères que chez les nourrices. Et aucune des reines n'a péri.

Une leçon pour l'homme

Selon Laurent Keller, les fourmis sauraient ainsi depuis 100 millions d'années comment se protéger face à des épidémies, alors que l'homme ne l'a appris qu'il y a quelques siècles. «Et nous avons encore des choses à apprendre. Cette découverte pourrait nous inciter à mieux étudier la manière dont se propage une maladie chez l'homme, afin d'avoir de nouveaux outils pour freiner une épidémie. Surtout à l'heure des vols internationaux, qui rendent ces propagations plus rapides et à une échelle plus vaste.»

Ton opinion