Cyclisme«La lutte antidopage tue de nombreux cyclistes»
Il y a vingt ans, Christophe Bassons était rejeté par le peloton en raison de ses prises de position contre le dopage. Depuis, il voit les cadors de l'époque, comme Jan Ullrich, sombrer les uns après les autres. Retrouvez ici notre interview parue dans Le Matin Dimanche.
- par
- Patrick Oberli

Même si le temps lui a donné raison, Christophe Bassons ne nourrit aucun sentiment de vengeance envers ceux qui l'avaient rejeté. (DR)
Tour de France 1999. Le cyclisme tangue, secoué par la tempête de l'affaire Festina qui a éclaté un an plus tôt. Dans la tourmente, un coureur brise l'omerta: Christophe Bassons. Son nom ne ronfle pas. Pourtant, l'ensemble du peloton se ligue contre lui. Vingt ans plus tard, les stars de l'époque font toujours l'actualité. Mais celle des faits divers.
Il y a quelques jours, l'Allemand Jan Ullrich a été interné après une tentative d'homicide sur une prostituée. Avant lui, d'autres cadors ont dévissé, comme Marco Pantani et Frank Vandenbroucke, morts dans des chambres d'hôtel glauques, au milieu de stupéfiants. «Le Matin Dimanche» a demandé à celui que le milieu appelait «Monsieur Propre» quel regard il portait sur ces destins tragiques. Étonnantes confidences.
Comment avez-vous appris l'arrestation de Jan Ullrich?
J'ai lu la nouvelle sur Facebook. Elle a été souvent partagée. Mais je n'ai pas cherché de détails.
Cela ne vous fait ni chaud ni froid?
Au contraire! Cette affaire m'a replongé dans mes réflexions sur le dopage. Je me bats depuis des années pour que l'on arrête d'affirmer que le dopage est dangereux pour la santé. Le danger, c'est la célébrité. Qui est mort de dopage? Mis à part Simpson, très peu de coureurs. Par contre, beaucoup sont morts de la lutte antidopage. De nombreuses vedettes, contrôlées positives, ont été rejetées, puis ont sombré dans la dépression et la toxicomanie. Ces gens étaient adulés et, d'un coup, ils ne valent plus rien. Voilà d'où viennent les dégâts. Le comble, c'est que l'on est incapable de les anticiper.
Mais ne sont-ils pas responsables?
Le rejet n'est pas la solution. Il faudrait plutôt profiter de leurs expériences négatives et, après les avoir sanctionnés, les revaloriser, car ils ont beaucoup à apporter en termes de prévention. Cela permettrait aussi de les protéger. À l'époque des aveux d'Armstrong, le public a été surpris que je ne sois pas vraiment content. La vérité est que je craignais que Lance nous fasse une «Pantani». Qu'il se pende dans une chambre, parce qu'il était en dépression.
Pourquoi cette compassion?
Ça me touche d'autant plus que c'est lié à ce qui m'a permis de résister à une époque où tout le monde se dopait.
Expliquez-nous!
Même si tout le monde se dopait, j'étais persuadé d'avoir raison. Je savais que j'avais contre moi des cyclistes qui avaient besoin de gagner pour exister, ce qui est malheureux. Ils avaient besoin d'argent, d'être aimés, de prouver qu'ils pouvaient réussir, etc. Il y a toute une série de bonnes raisons de se doper. Le dopage est toujours la solution à un problème. J'avais la chance d'être heureux sans avoir besoin de gagner. Donc, je me sentais plus avantagé que victime du système. Pour moi, les victimes, c'était eux. Déjà. C'est pour cela que ces drames me touchent.
Cette succession de drames pourrait-elle se répéter avec la génération actuelle?
Totalement. Parce que ces drames ne découlent pas de la prise de produits, mais de la starisation. La réussite vous apporte une reconnaissance générale. Le jour où vous arrêtez, vous n'êtes plus rien. Le dopage ne fait qu'accentuer la chute, car il vous permet de vivre dans un monde anormal.
C'est-à-dire?
Un monde au-dessus des lois, hyperprotégé, qui rend dépendant. Quand les athlètes se retrouvent seuls, leur vie vole en éclats. Ils se retrouvent coincés dans une maison avec leur épouse. La plupart se séparent, car ils sont insupportables. C'est une situation compliquée à vivre qui n'est pas due au dopage, mais à la starisation.
Il n'y a vraiment aucune dépendance aux substances?
Peut-être, mais pas aux substances dopantes! Le vrai dopage, comme l'EPO ou les hormones de croissance, ne se prend pas sans intérêt sportif. Vous ne devenez pas «addict» à ces produits.
Alors auxquels?
La première fois que l'on m'a proposé des produits interdits, c'était un jour de l'an, dans un sous-sol. On m'a tendu la seringue de pot belge (ndlr: mélange d'amphétamines, d'antalgiques, de caféine, d'héroïne, de cocaïne, etc.) et on m'a dit: «Allez Babasse, ce soir, tu vas enfin entrer dans la famille.» Cela signifie que pour faire partie du groupe, tu dois te droguer. Le pot belge mélangé au Stilnox (ndlr: somnifère) auxquels étaient accros Vandenbroucke, Gaumont et les autres, c'était pour la fête. Le mélange les menait dans une euphorie totale. Mais ce n'était pas pour être performant.
Ce besoin d'appartenance est-il spécifique au cyclisme des années 90?
Ce showbiz existe partout autour du sport de haut niveau. Ces rites d'appartenance, tu les retrouves par exemple dans le rugby et ses troisièmes mi-temps. À un moment, si tu ne bois pas d'alcool avec les autres, tu vas à l'encontre de ce fameux esprit d'équipe. C'est aberrant.
Il n'y a pas de choix?
Non. Si tu ne suis pas, tu es rejeté. Je n'ai jamais voulu être formaté. Je suis resté fidèle à mes convictions, parce que je souhaitais ne rien cacher à mon épouse. D'ailleurs, pour le sexe, c'était pareil! On vous rejetait si vous ne couchiez pas avec des miss ou des prostituées. Vous passiez pour le petit saint anormal. C'est une culture qui engendre une bonne part des problèmes observés plus tard.
Le peloton vous a volé une carrière prometteuse. Ne vous sentez-vous pas vengé par le destin?
Pas du tout. Tous ces pauvres types qui m'ont volé des victoires m'ont rendu plus fort. Je ne serais pas la personne que je suis si je n'avais pas été dans ce monde. Le fait d'évoluer dans un milieu où les gens trichaient, ne respectaient pas les jeunes, mentaient, n'assumaient pas, tout cela ne pouvait que m'aider à m'aimer. Leurs actes m'ont permis de réfléchir. Je n'ai jamais critiqué ceux qui se dopaient. J'ai voulu chercher à comprendre pourquoi ils agissaient ainsi. Je me suis rendu compte qu'ils comblaient un manque. Je ne peux donc pas nourrir un sentiment de vengeance. Au contraire. Parfois, je culpabilisais de dénoncer, parce que je leur faisais du mal. Quand je parlais, ils voyaient leur face sombre. Ils avaient fait un choix. Ce n'était peut-être pas le bon, mais leurs actes étaient nécessaires pour, par exemple, faire vivre une famille. Et moi, j'en remettais une couche en leur faisant comprendre qu'ils n'étaient pas forcément heureux.
Vous êtes sérieux?
Oui! Je me suis toujours considéré comme chanceux dans cette histoire. Évidemment sur le coup, c'est dur. Vous le vivez mal. J'ai fait de la dépression. Mais avec le recul, je me dis que j'ai fait le bon choix. Certes, j'aurais connu plus de succès dans un cyclisme sans dopage. Mais que m'auraient apporté les résultats comparés à la richesse de ce vécu, de ces moments où vous défendez des valeurs. Vous grandissez beaucoup quand vous défendez des idées. Ne pas se doper n'est pas si compliqué. Cela le devient quand vous vous engagez pour vos valeurs à l'encontre de celles d'un milieu.