Publié

AthlétismeLa souffrance a un visage

Gabriela Andersen-Schiess a marqué l'histoire du sport par son abnégation. Trente ans après, la Zurichoise a accepté de raconter son dernier tour de stade à Los Angeles, dramatique et héroïque.

par
Florian Müller
Gabriela Andersen-Schiess estime ne pas mériter la renommée procurée par son arrivée chancelante aux JO de Los Angeles.

Gabriela Andersen-Schiess estime ne pas mériter la renommée procurée par son arrivée chancelante aux JO de Los Angeles.

Getty images

Ses yeux en tremblent encore. Quand Gabriela Andersen-Schiess évoque ce qu'elle appelle ironiquement «l'œuvre de sa vie», c'est un mélange de terreur et de panique qui s'empare de son regard. «Jamais je n'avais autant souffert.» Jamais, surtout, l'esthétique sportive n'avait été poussée à un tel paroxysme de souffrance. Six minutes et des poussières. C'est le temps qu'il faudra à la Zurichoise pour boucler le dernier tour du premier marathon féminin de l'histoire des Jeux olympiques. Percluse de crampes, lacérée par la douleur, foudroyée par la chaleur, Gabriela Andersen-Schiess titubera finalement jusqu'au bout de son pensum, sous les vivats d'une assemblée totalement acquise à sa cause. (Suite sous la vidéo)

Ses souvenirs sont diffus. Mais elle force sa mémoire. «Je me souviens bien du moment où je suis passé par le tunnel, se rappelle Andersen-Schiess. Il faisait encore frais et sombre, et puis le coup d'assommoir en entrant dans le stade: la chaleur écrasante, et la clarté de la lumière qui m'éblouissait. Le bruit de la foule aussi, il y avait un tel vacarme. C'était assourdissant.»

Et puis c'est le drame. Tout à coup, plus rien ne répond. Totalement désunie, à mi-chemin entre le tombeau et le berceau, elle déboule dans le stade comme un pantin démembré. «J'essayais de courir, mais je n'y arrivais plus. Je ne contrôlais plus rien, les crampes dans les jambes étaient trop fortes.» Et d'avouer, à l'évocation de son crapahutement: «Je n'ai jamais eu de souffrances aussi violentes. C'était des crampes inimaginables, ça me brûlait de partout. Mes jambes étaient en feu et en plus il faisait tellement chaud.»

Un éclair de lucidité la traverse pourtant. «Je savais qu'il ne me restait qu'un tour de stade. Et je savais aussi que si je m'effondrais, ou que je m'asseyais, il me serait impossible de me relever. Il ne me restait plus qu'un choix: me concentrer pour marcher le long de cette ligne blanche jusqu'à l'arrivée.»

«Mon corps refusait d'obéir»

Tant d'autres auraient renoncé. Pas elle. «Je n'ai jamais pensé à abandonner. Tant que je pouvais me tenir à peu près droite, j'ai toujours eu l'impression que je pouvais y arriver.» Le spectacle inédit qu'elle offre alors bien malgré elle au public reste dans toutes les mémoires. De la gêne, de la compassion, de l'admiration, les sentiments se mêlent dans l'assistance. «Je ne me rendais pas compte que je marchais de manière si crispée, si désunie. J'essayais de me redresser et de marcher normalement, mais mon corps lui refusait d'obtempérer.» Faut-il l'arrêter? Va-t-elle trop loin dans l'effort? «Ça ne m'est jamais venu à l'esprit que je jouais peut-être avec ma vie. Ce n'est pas le genre de choses auxquelles on pense à ce moment-là. Je n'avais qu'une seule idée en tête: finir.»

Arriver au bout, surmonter la souffrance comme on gravit un escalator dans le sens inverse. Encadrée par les médecins, qui ne pouvaient lui prêter assistance sous peine de la disqualifier, Gabriela Andersen-Schiess fera bien malgré elle une bien mauvaise publicité au marathon féminin, présent pour la première fois au programme des Jeux olympiques. Trop difficile pour le frêle corps des femmes, la Zurichoise était la preuve vivante que l'effort, le vrai, l'ultime, était l'apanage des seuls hommes. «Les discussions cherchaient à savoir si les médecins auraient dû m'empêcher de continuer, si je mettais ma vie en péril. Mais ces médecins étaient des pointures, ils savaient ce qu'ils faisaient. En deux heures, j'avais récupéré, et je pouvais à nouveau marcher normalement.» Mais la voilà, elle la féministe convaincue, qui se retrouvait instrumentalisé par ses contradicteurs. De quoi se ronger les mollets? «Non, je n'ai pas trop mal vécu ces critiques. Ça a juste donné du grain à moudre à tous ceux qui pensaient que le marathon était trop dur pour les femmes. Mais le temps nous a donné raison. Maintenant, on sait que les femmes ont de meilleures prédispositions naturelles pour courir de longues distances.»

Son combat pour la cause des femmes dans le sport, sans fausse modestie, Gabriela Andersen-Schiess l'a mené à bien. «Je ne sais pas si c'est le cas, mais j'espère avoir apporté ma pierre à l'édifice du sport féminin. De nos jours les femmes, comme par exemple dans le saut à skis, ou encore en saut à la perche, prouvent qu'elles n'ont aucun complexe à nourrir vis-à-vis des hommes.»

Un combat qu'elle n'aurait jamais pu mener sans la médiatisation mondiale dont elle avait profité à l'époque de son «exploit». «C'est le pouvoir des médias. J'étais tellement surprise le lendemain quand j'ai vu que tout le monde parlait de ça. Mon objectif était de finir dans les quinze premières, mais comment s'attendre un tel dénouement? Si c'était arrivé en dehors du stade, personne ne l'aurait vu, mais il se trouve que je me suis effondrée en y entrant.»

Une renommée «injuste»

37e au final, Gabriela Andersen-Schiess estime avoir accédé de manière «injuste» à son nouveau statut de star, elle qui est entrée bien malgré elle dans la postérité. «Cette renommée, je ne l'ai pas demandée, ni vraiment méritée. J'en ai beaucoup profité ensuite. En recevant beaucoup d'invitations pour des courses auxquelles je n'aurais jamais pu accéder. Quelque part, c'est injuste pour les autres athlètes qui étaient plus performantes que moi.» Et d'avouer, le sourire en coin: «En tant que sportive d'élite, j'échangerais bien cette 37e place, et tout ce qui va avec, contre la médaille en chocolat.»

Aujourd'hui, Gabriela Andersen-Schiess a 69 ans, et n'a pas besoin de forcer son talent pour être une adorable grand-maman. Elle habite une petite station de ski bucolique aux Etats-Unis. Le soir au coin du feu, elle raconte à ses pupilles qu'un jour, au faîte de sa gloire, elle détenait le record de Suisse du marathon. Ce qui s'est passé ce beau jour d'août 1984, elle préfère le garder pour elle.

«Depuis quinze ans, j'ai arrêté de courir, à cause d'un problème à un genou. C'était un déchirement, mais j'ai trouvé dans le vélo un bon substitut. En hiver je fais du ski de fond. La course est ce qu'il existe de plus dur. Ça fait mal partout dans le corps, les autres sports sont bien plus doux.» Elle sait de quoi elle parle.

Ton opinion