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CinémaLe fabuleux destin d'un Navet

Plus mauvais film du XXIe siècle, «The Room» est à découvrir gratuitement ce samedi à Lausanne.

par
Catherine Magnin
Tommy Wiseau, réalisateur, producteur et acteur de «The Room».

Tommy Wiseau, réalisateur, producteur et acteur de «The Room».

Si on vous dit «The Room», de et avec Tommy Wiseau, vous ne verrez probablement pas de quel film on parle. Ce «Citizen Kane des navets», comme l'a qualifié The Hollywood Reporter à sa sortie en 2003, sera projeté au cinéma Bellevaux (Lausanne) ce samedi à 20 h 50. En séance gratuite, «parce que ce serait indécent de faire payer pour voir un tel film», Gwenaël Grossfeld, directeur de la salle, dixit. La soirée s'annonce néanmoins jouissive.

Antimanuel de réalisation

Aux États-Unis, chaque projection de «The Room» est un événement. Les spectateurs arrivent, pour les femmes vêtues de la même robe rouge que l'héroïne, pour les hommes armés de cuillères en plastique, qu'ils jettent à travers la salle à chaque fois qu'apparaît à l'écran un cadre acheté à l'arrache par Wiseau pour meubler le décor et dont il a omis de retirer la photo promo représentant… des petites cuillères!

Y aura-t-il pareille ambiance au Bellevaux? Pas sûr, mais qu'importe: «The Room» se suffit largement à lui-même. Cet ovni américain est un catalogue quasi exhaustif de tout ce qu'il ne faut PAS faire pour réussir un bon film. Histoire d'un homme (interprété par Wiseau lui-même) que sa future femme trompe avec son meilleur ami, le scénario enfreint toutes les règles du bon sens, jusqu'à frôler le surréalisme. Un exemple? Au lieu de s'asseoir sur le divan qui leur tend les bras, les protagonistes s'accroupissent au milieu d'une pièce. Les scènes d'amour, où on ne sait pas ce qui embrouille le plus l'acteur Wiseau, de sa chevelure, de sa chemise ou de son absence de talent, sont à pisser aux culottes de rire. Les faux raccords sont pléthore. Les dialogues, d'anthologie. «Oh, hi, Mark!» est devenu le cri de ralliement des aficionados du film. On en passe, et des tellement meilleures.

Le mystère Wiseau

En 2013, Greg Sestero, qui tient le rôle du traître dans «The Room», publie «The Disaster Artist», livre récemment sorti en français. Il y raconte, sans lésiner sur les détails croustillants, les coulisses d'un tournage épique, l'incompétence crasse doublée d'une prétention faramineuse, de Tommy Wiseau, sa parano et ses caprices qui poussèrent à bout les membres de l'équipe.

Sestero dresse ainsi le portrait d'un Wiseau à la dégaine improbable, «à mi-chemin entre personnage de comics et icône d'un groupe de metal chevelu». Le drôle d'oiseau parle un anglais approximatif dénotant une origine étrangère, aussi mystérieuse que son âge ou l'origine de son argent. Après tout, le gaillard n'a pas seulement déboursé 6 millions de dollars de sa poche pour produire son film, achetant deux caméras (une 35 mm et une HD), alors que les réalisateurs expérimentés, eux, n'en louaient qu'une. Wiseau a également assuré toute la promo et payé une salle de ciné pour qu'elle projette quotidiennement «The Room», avec un retour sur investissement ridicule.

Le temps de la consécration

On peut rire du personnage. Le trouver pathétique. Greg Sestero, lui, dépasse la tentation du portrait caricatural pour chroniquer une amitié hors norme. Tommy «était d'une bizarrerie attachante», écrit-il. Avant d'ajouter qu'il y avait «quelque chose de malsain et de toxique chez lui». Il est surtout d'une sincérité bouleversante, ce qui a sans doute séduit l'acteur et réalisateur James Franco quand il a décidé d'adapter le livre, dans un film lui aussi intitulé «The Disaster Artist» (lire ci-contre). Et nommé à l'Oscar du meilleur scénario.

Quinze ans après avoir transfiguré sa solitude en «œuvre d'art», Tommy Wiseau boit du petit-lait. «The Room» a eu droit à une tournée américaine et européenne. Et lui-même réalise, par le film de James Franco interposé, son rêve de 2003: figurer dans la course aux oscars.

Quinze ans plus tard

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