FilmsLe fond vert détrôné par de gigantesques écrans LED
«The Mandalorian», la série dérivée de l'univers de «Star Wars», a adopté une nouvelle façon d'incruster les acteurs dans un décor virtuel. «C'est la suite logique», constate un chef opérateur genevois.
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- LeMatin.ch

Tournage de «The Mandalorian». Des écrans LED permettent d'afficher un décors numérisé d'un réalisme époustouflant, animé par un moteur graphique de jeu vidéo.
En 1959, dans «La mort aux trousses», Cary Grant courait face caméra dans la campagne américaine avant de se jeter au sol pour éviter un implacable biplan. La scène faisait appel à la Rear Projection, trucage inventé dans les années 30 et permettant de filmer l'acteur en studio devant un écran géant projetant des images tournées au préalable, ici celles de l'avion. En 1977, dans «Star Wars», pour les épiques batailles dans l'espace, les maquettes des vaisseaux spatiaux étaient cette fois filmées devant des fonds bleus (aujourd'hui devenus verts) avant d'être incrustées en post-production dans les décors… Des jalons, dans l'histoire du cinéma, qui ont permis de confronter les spectateurs à de fabuleux univers, de leur faire croire à l'impossible.
Aujourd'hui, nouvelle révolution! Dans la lignée de ces deux techniques, les équipes d'ILM, le studio qui a justement propulsé «Star Wars» dans les étoiles, vient de mettre au point de gigantesques panneaux LED incurvés, sorte d'écrans verts immersifs désormais capables d'afficher le décor voulu en temps réel sur le plateau, avec un système permettant de filmer sous tous les angles possibles, et non plus un seul comme la Rear Projection.
Un bond technologique en avant qui risque de profondément chambouler la façon de tourner les superproductions hollywoodiennes. Témoin? La première saison de «The Mandalorian», la série dérivée de «Star Wars» vue il y a quelques mois aux Etats-Unis sur la plateforme de streaming Disney+ (disponible en Suisse à partir du 24 mars). Alors que son côté western assumé laissait penser qu'elle avait misé sur des décors naturels, le dernier numéro du magazine American Cinematographer nous apprend que la série a justement fait appel à ces écrans d'un nouveau genre pour mettre en boîte ce qu'on était persuadé être des scènes tournées en extérieurs.
Déjà adoptée par le nouveau «Batman»
«Il faut imaginer une écran circulaire d'environ 25 mètres de diamètre, presque un cercle complet, décrivait Baz Idoine, l'un des chefs opérateurs de la série, dans un podcast du site NewsShooter. Le tout couvert de panneaux LED, y compris au plafond, placé à 6m de haut. Soit une version ultramoderne de la Rear Projection». La véritable innovation de ce système, appelé «StageCraft», étant d'appliquer en temps réel au décor choisi, qu'il soit filmé au préalable en extérieur ou modélisé en 3D, les effets de perspective selon les mouvements de la caméra à l'intérieur du plateau. Le tout en 6K, calculé par un moteur de jeu vidéo – le fameux Unreal Engine –, avec la possibilité de varier les ambiances lumineuses, de changer de focales d'objectifs et d'accentuer ou de diminuer les profondeurs de champs.
Démonstration bluffante du «StageCraft» sur la chaîne YouTube «Unreal Engine».
Les récents «First Man» et «Ad Astra» avaient déjà fait appel à certains aspects de cette technologie pour leurs séquences se déroulant dans l'espace mais «The Mandalorian» vient de pousser les choses un peu plus loin. Et le tournage du nouveau «Batman», qui vient de débuter avec Robert Pattinson dans le rôle du justicier de la nuit, va en reprendre les innovations. De son côté, Sony vient de présenter au dernier CES de Las Vegas une technologie similaire, baptisée Atom View, reprenant peu ou prou la même systématique.
Les deux techniques semblent en tout cas bluffantes d'efficacité, permettant d'intégrer parfaitement des personnages à un décor déjà finalisé. L'illusion est d'ailleurs si totale que sur le plateau StageCraft du «Mandalorian», certains pensaient être face à des décors réels, comme le reportait Kathleen Kennedy, présidente de LucasFilm, sur le site de SlashFilm: «On avait invité un des cadres de Disney sur le tournage et à un moment il me dit, «Je ne comprends pas, je croyais que tu ne devais pas construire de décor…» Il n'avait pas réalisé que ce qu'il voyait était virtuel. Voilà à quel point c'est incroyable!».
Des avantages flagrants
Sans compter que les avantages par rapport aux précédentes techniques sont nombreux. D'abord, les acteurs se retrouvent enfin à jouer face à un décor dont ils perçoivent toute l'ampleur, et non plus devant un écran vert uniforme. Quand on se souvient du making-of de la trilogie du «Hobbit», avec Ian McKellen (Gandalf) pleurant de désespoir en disant qu'il n'avait pas fait ce métier pour passer sa vie à jouer face à un écran vert, on comprend à quel point le gain est indéniable.
«Il y a aussi l'aspect de la lumière, ajoute Pascal Montjovent, chef opérateur genevois, qui a beaucoup travaillé avec le moteur de jeu Unreal. Dans le cas d'une explosion, par exemple, la luminosité de l'écran LED va éclairer directement le visage des comédiens, permettant ainsi une meilleure synchronisation avec les effets spéciaux». Une luminosité qui permettra d'ailleurs également de retrouver les reflets de ce décor virtuel sur des surfaces métalliques, le globe oculaire d'un comédien ou le casque d'une combinaison spatiale.
«La technique nous permet aussi de ne pas avoir à déplacer une équipe de 400 personnes à l'autre bout de la planète pour filmer quelques scènes, expliquait encore Kathleen Kennedy. D'être en Islande le matin et sur une plage d'Hawaii l'après-midi». Avec tout ce que ça implique en termes d'économies logistiques, de réduction d'empreinte carbone, ou de conditions météo dont on peut enfin s'affranchir…
Et puis, il n'est évidemment pas question que de paysages avec cette technique. Elle offre aussi la possibilité d'étendre des parties de décors construites en dur. Accolées à l'écran LED, celles-ci peuvent alors être «augmentées» numériquement sur l'écran, comme le vaisseau spatial du Mandalorian dans la série éponyme, dont seule la passerelle d'accès avait été véritablement construite pour certaines scènes.
Une technologie encore jeune
«Le souci, c'est que la technologie est encore jeune, précise Pascal Montjovent, occasionnant encore beaucoup de contraintes. Notamment pour ces extensions de décors, où le joint entre la partie réelle et l'écran doit encore être repeint numériquement en post-production. La moindre séquence tournée doit surtout dorénavant être planifiée des mois à l'avance, puisque les décors, jusqu'ici réalisés en post-production pour remplacer le fond vert, doivent maintenant être conçus avant le tournage. Cela demande des réalisateurs sachant exactement ce qu'ils veulent, et ça c'est rare. D'habitude, un metteur en scène improvise au dernier moment en fonction des conditions dans lesquelles il évolue». Sans compter que les coûts de toute l'opération sont encore astronomiques…
Alors va-t-on maintenant pour autant vers des films entièrement réalisés en studio, y compris des James Bond, habituellement tournés aux 4 coins du monde et réputés pour leur exotisme?
«Je ne pense pas, analyse Pascal Montjovent. Dans un James Bond, on veut voir de vrais décors, avoir l'impression de voyager. Si une scène se passe aux Philippines ou dans les alpes suisses, on sait que les acteurs s'y sont rendus. Par contre, un «John Wick», avec son atmosphère un peu confinée, pourrait par exemple être complètement tourné en StageCraft, oui. Personnellement, je suis terriblement impatient de tester cette technique. Pour moi, c'est la suite logique du fond vert et elle devrait permettre de réaliser des plans assez fous. Je rêve de réaliser un thriller dans les rues d'Athènes au temps d'Aristote. Un film tourné caméra à l'épaule, très musclé, en immersion complète ou tu oublies les effets spéciaux. Et je vois bien ça tourné en StageCraft, en recréant une course-poursuite sur les talons du philosophe, dans les rues de la capitale version avant J.C.… Et puis imaginez ce que des petits génies comme James Cameron ou David Fincher pourraient en faire!».