Cyclisme«Le milieu n'est pas prêt à balancer des données»
Directeur de l'analyse de la performance de l'équipe FDJ, Frédéric Grappe se montre favorable à la diffusion de certaines données, traitées, au grand public. Mais pas n'importe comment.
- par
- Jean Philippe Pressl-Wenger ,
- Sion

Frédéric Grappe.
Frédéric Grappe, pensez-vous que les données des coureurs deviendront disponibles?
Si ce n'est pas demain, ce sera après-demain. Parce que nous arrivons dans l'ère du big data, où tout est connecté. Et de toute manière, dans peu de temps, on aura toutes ses donéées en télémétrie. On aura des PC course, un peu comme dans les équipes de Formule 1.
A quand imaginez l'avénement de ces PC course, qui analyseraient en temps réel les performances des coureurs?
En fait, ça fonctionne déjà en prototype. Maintenant ce qu'il faut, c'est réussir à en tirer une routine. Après cela demande encore un peu de développement pour que cela puisse être utiliser en routine. Le cyclisme est comme la Formule 1, on mesure une grande quantité de paramètres. Il y a différents aspects concernant les éléments que l'on observent. Il faut savoir exactement pourquoi on les mesurent et ce qu'on veut faire avec les données récoltées. Mesurer pour mesurer, cela nous sert à l'entraînement pour effectuer un suivi de performance d'un athlète.
Pourriez-vous imaginer que ces données soient accessibles à tout un chacun?
Je suis contre le fait de balancer de la donnée au grand public. Les gens ne sont pas prêts. Aujourd'hui, je ne connais aucun journaliste, ni aucun consultant qui soit formé pour analyser et vulgariser ces données. Si vous en connaissez un, il faut me le présenter. C'est extrêmement compliqué, ça ne tombe pas de la lune. C'est un métier. Le milieu n'est pas prêt à balancer des données au grand public. Car il faut les maîtriser. En plus il s'agira d'effectuer un gros travail de vulgarisation. On ne pourra pas balancer de la donnée brute. Et pour vulgariser les choses, vous devez absolument les maîtriser.
Du coup, que proposeriez-vous pour rendre ces données compréhensibles pour les fans de vélo?
Je pense que dans le futur, on trouvera un moyen de partager certaines données avec le grand public. Mais on les aura traitées auparavant. On les rendra plus simples à la compréhension. Par exemple, sur une course où différents groupes se sont formés, une échappée, le groupe maillot jaune et le peloton, on pourra montrer que ce groupe-ci roule à un certain degré d'intensité et que ce groupe-là évolue à un autre degré. Et ça donnera des informations aux journalistes et au grand public pour mieux interpréter la course et les tactiques mises en oeuvre par les équipes. On n'est pas obligé de donner les watts exacts, mais plutôt une échelle d'intensité.
On pourrait ainsi, par exemple, expliquer pourquoi un écart se creuse…
Tout à fait. Et ce serait déjà possible aujourd'hui. C'est ce que j'appelerais de la donnée explicative, journalistique, publique.
Et qu'en est-il d'un possible passeport de la performance qui compilerait les données des cyclistes?
On va y arriver aussi, j'en suis persuadé. Et je suis favorable à son implantation, mais uniquement sous le contrôle d'une instance indépendante qui gèrerait le tout de manière anonyme. Pas question de donner ça à l'UCI ou à d'autres. La gestion et l'analyse doivent conserver une véritable indépendance par rapport aux instances qui gouvernent.
Mais comment être certain que les données partagées sont les bonnes?
Aujourd'hui, dans le peloton World Tour, on a plusieurs capteurs de puissance différents, pas tous aussi précis les uns que les autres. La puissance donnée n'est pas toujours la bonne. Il faut se montrer prudent car des données vous pouvez en avoir dans tous les sens. Il s'agit d'assurer la validité de ces données. On ne peut pas présenter n'importe quoi.
Faudrait-il alors commencer par imposer un capteur de puissance unique, commun à tout le peloton?
Ecoutez, on devra peut-être faire comme en Formule 1 avec les pneus: tout le monde aura le même capteur et on mesure. Ou alors il faut que la validité des capteurs utilisés soit reconnue scientifiquement. Et quand le coureur passera la ligne d'arrivée, il devra immédiatement donner son compteur à un technicien qui videra instantanément les données. Celles-ci seront ensuite transmises à une centrale qui serait chargée de les traiter avec toutes les précuations nécessaires.
Et elle ne les rendrait pas publiques?
Non, elles seraient juste utiles pour l'analyse et l'établissement du passeport de performance. Et là vous allez pouvoir valider deux choses: le profil de performance du coureur et des comparaisons entre les coureurs. Et là, ça devient très intéressant. Si jamais un doute subsiste, il conviendra d'établir le même processus que celui du passeport biologique qui est en cours aujourd'hui, à savoir passer à un niveau d'analyse supérieur rassemblant 3 experts indépendants qui établissent un rapport.
Quelles seraient les éléments à tirer de ces données?
En comparant les différences entre les coureurs, ou les deltas de puissance, des informations intéressantes font surface, notamment dans les montées de cols. On arrive ainsi à effectuer des analyses de performance en delta, qui s'expriment en pourcentages. On n'est alors plus sur des valeurs brutes mais sur des variations de puissance entre coureurs. On regarde une performance par rapport à une autre. Qu'est-ce qu'un coureur, qui désire en rattrapper un autre, doit mettre dans la balance pour y parvenir? Il y a quelques années, dans le cyclisme, on savait qu'avec certains, il n'était pas possible de les reprendre. Les modèles mathématiques l'ont montré à l'époque et aujourd'hui on sait qu'il s'agissait de la réalité.
Pour ce qui est du grand public, quelles données pourrait-on intégrer à l'image lors d'une retransmission télévisée?
La puissance développée semble être la donnée la plus réclamée, mais cela ne dira rien aux gens. La fréquence cardiaque pourrait également être incrustée sur un écran, mais il faut savoir que pour un même effort, un coureur sera à 180 pulsations par minutes alors qu'un autre, du même âge, sera à 200. Il existe des différences physiologiques normales. Il faudrait donc traiter ces chiffres pour offrir un pourcentage de la fréquence cardiaque maximale. Mais cela impliquerait que tout le monde partage les données de tous les coureurs.
Les équipes du World Tour seraient-elles prêtes à partager ouvertement ce genre de chiffres?
Je ne suis pas sûr que tout le monde soit prêt à le faire. Ces données offriraient une foule d'informations sur chaque coureur. Pareil pour la puissance. Je pense qu'à un moment donné, ça demande réfléxion. En ce qui me concerne, je n'y suis pas favorable.
Pourquoi?
Car dans le sport de haut niveau aujourd'hui, on vit une chasse constante aux gains marginaux. Du coup si ce genre de données devenaient accessibles, toute la partie de bluff qui peut se jouer dans une course tomberait. Vous sauriez exactement qui bluffe ou pas. Tout serait mesuré et observable, et je ne suis pas certains que ce soit l'déal.