Football mercatoLes transferts servent aussi à blanchir de l'argent
Depuis trente ans, Noël Pons enquête sur les systèmes utilisés dans ces mouvements de joueurs pour frauder et blanchir de l'argent. Mode d'emploi.
- par
- Patrick Oberli

Chaque été, la période de transferts tient en haleine des millions de supporters, friands de rumeurs et montants dignes des cagnottes l'EuroMillions. Chaque été, donc, les clubs vendent et achètent des joueurs dans un joyeux marché. Il y en a toujours plus. Ils viennent de toujours plus loin. Selon les chiffres publiés par la FIFA, 11?500 transferts ont été réalisé par 5000 clubs en 2011. Le tout pour un chiffre d'affaires de près de 3 milliards de francs.
Ce beau «business» présente cependant des transhumances parfois étranges. «Vous avez remarqué? Même s'il y a des transferts corrects, tous ne sont pas logiques», lance Noël Pons. Son ironie est accentuée par son accent méridional. «Cela fait trois décennies que j'observe le monde du foot, ses codes et ses comptes, pas le jeu. Ce qui m'intéresse, ce sont les montages. Ceux qui permettent aux fraudeurs de profiter des failles sous couvert de l'image lisse et idéalisée du sport.»

Noël Pons est un spécialiste de la fraude. Ancien inspecteur des impôts et du service central français de lutte contre la corruption, il décortique depuis trente ans les comptes des clubs, mais aussi le milieu bancaire. «Les deux mondes sont très proches quand il s'agit de blanchir de l'argent ou de frauder. Les techniques comptables sont les mêmes. On y travaille avec des surfacturations».
Fraude et blanchiment
Pour le Français, les périodes de mercato sont toujours un spectacle divertissant. Si vous observez le mouvement des joueurs, d'où ils viennent et où ils vont, vous allez remarquer qu'ils sont comme des troupeaux de gnous qui migrent chaque année de la Tanzanie vers le Kenya. Leurs déplacements ne doivent rien au hasard. Certains flux permettent d'identifier les clubs et, surtout, les régions à risque.»
Le sens de la migration indique, lui, si les propriétaires de club sont candidats au blanchiment ou à la fraude. Pour mémoire, le premier a pour but de légaliser des fonds aux origines douteuses, «comme le trafic d'armes ou celui de la drogue.» Alors que la seconde consiste à faire disparaître de l'écran radar des fonds légitimes au profit d'un individu. Pour le football, cela peut être des revenus provenant de droits TV, de la billetterie, ou du merchandising que l'on soustrait aux caisses du club.
Surfacturation et complicités
A la base, le système qui permet de «dévoyer» un transfert n'a rien d'extraordinaire: «C'est de la comptabilité pure. Il suffit de disposer des bons complices dans les clubs interlocuteurs, afin de pouvoir établir ou faire émettre des factures gonflées. Pour blanchir, on augmentera la facture d'achat du joueur. Pour frauder, on gonflera la facture de vente (ndlr: voir infographies en page 40). Des pratiques facilitées par la manière subjective et secrète dont sont fixés les prix sur le marché des transferts. Rien n'empêche, par exemple, de surévaluer de dix fois un joueur avec deux pieds gauches.»
Avant ou après le flux de fonds légitimés par la pièce comptable (facture), de l'argent circule sans laisser de traces autour du globe, au gré des paradis fiscaux, de sociétés offshores, de fondations, sans oublier les intermédiaires ou les comptes bancaires numérotés. Un périple pratiquement intraçable pour les enquêteurs qui s'y intéresseraient. «Nous avons rencontré des cas où plus de quinze factures successives avaient été émises. Les agents jouent un rôle essentiel dans ce montage où les relations personnelles sont très fortes,» confirme Noël Pons.
Les joueurs pris dans ce ballet ne sont pas choisis au hasard. Un portrait-robot? «Ce sont souvent des joueurs dans la deuxième moitié de leur carrière. Ce ne sont pas des stars. Ils sont chers, mais on ne les voit jamais jouer. Ils arrivent, se blessent, se font opérer, puis repartent. Et tout le monde les oublie.»
II y a aussi des joueurs moyens, à qui il arrive de jouer en dépit de la logique sportive. Dans ces cas-là, continue Noël Pons, il peut bénéficier d'un soutien et d'un «marketing» particulier. Un directeur sportif également agent de joueurs, ou un entraîneur qui a des intérêts sur les transferts peuvent s'arranger pour le «faire mousser. La communication ciblée sur un joueur, même quelconque, permet d'accroître artificiellement sa notoriété et, ainsi, légitimer par avance une surfacturation. Il s'agit de créer de la vraisemblance.»
Structure autoprotectrice
Si les techniques sont connues des contrôleurs, on peut se demander pourquoi il n'y a pas plus de condamnations. Noël Pons identifie deux causes à cette situation. La première tient dans l'internationalisation du marché: «Tous les pays ne proposent pas le même niveau de surveillance. Certains n'ont même pas de lois pour lutter contre la corruption. Les malfrats le savent. Ils ont parfaitement identifié ces régions, parfois situées juste à la frontière de l'Europe. Imaginez que certains clubs n'y ont même pas encore de comptabilité!»
La seconde tient dans les moyens à disposition: «Les malfrats savent aussi que la manière de contrôler est dépassée et qu'il y a de moins en moins de contrôleurs. On renonce donc à poursuivre les petites affaires. Les tricheurs multiplient donc les problèmes mineurs qui, au final, forment des grandes rivières disparaissant dans la nature. L'angoisse des services de police est de tomber sur une grosse affaire comme celle des matches manipulés en Italie ou traitée par le Parquet de Bochum, qui mettent en cause plusieurs centaines de personnes éparpillées dans le monde. Physiquement, il est impossible d'enquêter sur une telle foule.»
Du coup, les procès sont rares et le monde du sport donne l'impression d'agir en toute impunité. «En fait, le problème est le même qu'avec les banques. La justice n'a pas les moyens d'aller au bout, car les opérations sont souvent bien montées. Nous n'avons pas à faire à des «chèvres». De plus, cette structure est autoprotectrice. Quand un instigateur est enfin identifié par les autorités, il a déjà disparu.»
Etablir une liste noire
Est-ce à dire que le sport a déjà perdu la partie? «Tant que l'on ne parviendra pas à une harmonisation internationale des moyens de lutte, le combat se révélera difficile. Le problème est la dissymétrie entre les divers régimes entre lesquels des échanges sportifs se réalisent. L'enjeu est si important que même la Commission européenne cherche des solutions. Ces pays sont des trous noirs», estime Noël Pons. L'homme est également dubitatif en ce qui concerne la création d'une agence internationale de lutte contre les dérives financières dans le sport. «Ce pourrait être une solution. Seulement, comment est-ce que ses employés vont trouver leurs informations? Ils seraient de toute manière dépourvus de moyens policiers d'investigation.»
Reste le fair-play financier lancé par l'UEFA et porté par son président Michel Platini, qui doit contraindre les clubs à plus d'éthique comptable. Selon l'expert, la démarche est positive, à condition d'avoir les moyens de punir et que les règles ne se transforment pas en paperasserie de spécialistes. «Les fraudeurs s'adaptent à tout. Est-ce que les 6000 pages de la loi Sarbanes-Oxley sur la gouvernance des entreprises (adoptée aux Etats-Unis après le scandale Enron en 2002), ont empêché ne serait-ce qu'une société cotée à la bourse américaine de frauder, si elle le voulait? Non. Pour le fair-play financier, ce sera pareil s'il devient une usine à gaz comptable. Il fonctionnera s'il est crédible et sa crédibilité passe par des sanctions exemplaires.»
Et Noël Pons de lancer une idée d'action, dont le principe a fait trembler la puissante place financière helvétique: «Pourquoi ne pas imaginer une pression internationale identique à celle subie par la Suisse, lorsque l'OCDE a publié sa fameuse liste noire des paradis fiscaux? Menacer, voire exclure du bal un pays entier dans lequel le sport est gangrené, aurait à coup sûr de l'effet. Il n'y a rien de mieux que la sanction portefeuille.» Ce qui signifie aussi exclure les clubs du flamboyant bal des transferts.
Noël Pons participera le 30 août 2012 à Neuchâtel à un séminaire intitulé «La fraude dans le sport», organisé par l'Institut de lutte contre la criminalité économique.