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PerformancesL'humain ne reconnaît pas ses limites

De nombreux experts estiment qu'après cent ans d'existence, le sport de compétition a atteint sa maturité. Mais de nouvelles méthodes sont sans cesse inventées.

par
Christian Despont
Usain Bolt a changé les canons du 100m. A jamais?

Usain Bolt a changé les canons du 100m. A jamais?

Omega, AFP

A Londres, la natation a battu neuf records du monde, au-delà des vitesses atteintes à l'ère du robot-nageur. Les combinaisons de la NASA sont interdites, ou réduites comme peau de chagrin à la taille d'un bermuda mais, surprise: dans un style dépouillé, les nageurs vont encore plus vite. «Parce qu'ils travaillent dur, parce qu'ils avalent une douzaine de kilomètres chaque jour», justifie Bob Bowman, mentor de Michael Phelps. La natation continue d'avancer là où l'athlétisme semble marquer le pas, mais époussette tout de même le record du 800?m.

Pas assez de prédateurs

Les scientifiques sont formels: après un siècle d'existence, le sport moderne a atteint sa pleine maturité, et touche aux limites de l'être humain. Nous ne courons toujours pas plus vite qu'une autruche (45?km/h pour Bolt en vitesse de pointe), ou ne nageons pas mieux que n'importe quel poisson (15?km/h), mais nous ne le ferons probablement jamais. Dans le règne animal, la course est un mouvement grégaire, guidé non par une notion de performance, mais par l'instinct de survie. Or pour échapper à ses prédateurs (les cambrioleurs, le fisc, etc), l'homme a inventé des moyens plus sophistiqués et reposants. Au-delà des basses contingences ne subsiste qu'un genre de compétiteurs racés, mus par le même sens de la mesure: chronométrer, calculer, compter. Citius, altius, fortius.

Des records vieillissent

«Le sport, par définition, consiste à repousser les limites du corps humain, évalue Grégoire Millet, directeur-adjoint de l'Institut des Sciences du Sport de l'Université de Lausanne. Mais nous savons que dans certaines disciplines d'endurance, en particulier celles où la performance découle à 90% de paramètres physiologiques, nous avons atteint un plafond.» Pour désobéir aux données rationnelles, l'homme n'a rien inventé de mieux que le dopage - ou pas encore. Or Grégoire Millet, entre autres rares scientifiques, estime que la performance assistée, elle aussi, atteint ses limites. «Avec le passeport biologique, nous changeons de paradigme. Nous ne recherchons plus une substance dans le sang, mais la moindre anomalie suspecte. Nous remplaçons une approche pharmaceutique par une approche mathématique. Quand il y a soupçon, il y a investigation. Si nous pouvions inclure un paramètre physiologique, le dopage deviendrait encore beaucoup plus risqué.» En athlétisme, l'air de rien, des records commencent à prendre de l'âge: le plus jeune, chez les femmes, a déjà 18?ans, tandis que le saut en longueur de Bob Beamon fête ses 44?ans. Plus généralement, les canons des années 90 ne sont plus égalés, sinon dans une forte suspicion. «Nous vivons une époque dramatique où, pour chaque exploit, un athlète est sommé de prouver son innocence», regrette Sergeï Aschwanden, médaillé de bronze en judo et candidat à la commission des athlètes du CIO. Grégoire Millet sourit poliment: «Nous ne pouvons pas être naïfs. Dans les sports d'endurance, certaines courbes de performances ont connu une brusque accélération, établies aujourd'hui comme le pic des années EPO.» L'être humain est-il capable d'admettre la limite comme un horizon acceptable? Le sport peut-il réinventer un modèle de société sans record, une industrie du dépassement de soi qui fasse le deuil des phénomènes de foire et vende à nouveau des prestations de base? Certains experts prédisent, à l'aune de nos possibilités intrinsèques, que des records sont appelés à devenir immortels, en athlétisme notamment. Le cycle de la vie est celui d'un processus irréversible, le vieillissement, et d'une tendance inexorable, le déclin. La théorie de la décroissance n'est plus taboue, sauf dans des secteurs d'activité où, historiquement, le potentiel reste sous-exploité. «La femme, relève Grégoire Millet. Pour des raisons culturelles et religieuses, les sportives ont un vécu récent. Nous pouvons espérer qu'elles progressent fortement.»

Héros de baignoire

Toute science a bien sûr son antéchrist. Entre autres théories iconoclastes, l'anthropologue australien Peter McAllister prétend qu'il y a 20?000 ans, les aborigènes couraient plus vite que Bolt, et que la femme de Néandertal aurait battu n'importe quel champion olympique d'haltérophilie. Nos modes de vie sédentaires, et la complète érosion de notre résistance à l'effort, permettraient aujourd'hui à des héros de baignoire de passer pour des hommes-poissons. Faute de pouvoir réintroduire l'instinct de survie de nos rues, ou presque, le sport développe d'autres moteurs de croissance. Aujourd'hui, le créneau le plus exploré est «le plaisir», explique sérieusement Ryan Lochte, deuxième nageur le plus médaillé de l'histoire. «Donner un sens, un but, à chaque geste. Garder le goût du jeu. Assimiler une logique interventionniste sans prétériter le relâchement.» Sergeï Aschwanden renchérit: «La recherche de plaisir est clairement une méthode moderne d'optimisation des performances. La compétition exige de vivre l'instant présent. Elle est, en cela, le dernier bastion d'une certaine insouciance, dans un cadre strict.»

Surtout, ne penser à rien

Enfant, un souvenir avait marqué Aschwanden: «Boris Becker servait pour son premier titre à Wimbledon. Il était très jeune. Un journaliste lui a demandé: «A quoi pensiez-vous?» Becker avait répondu: «A rien du tout.» Dans le sport, mais aussi dans la société, nous sous-estimons l'importance de prévoir, d'anticiper. Quand il n'y a pas de surprise, il n'y a pas de stress. Une préparation parfaite donne de nombreux outils que, avec sa propre créativité, l'homme adapte à chaque situation. Ne subsiste plus, dans l'idéal, que le plaisir.» Peut-être qu'avec une approche ludique, nous serons moins vite las de courir que l'autruche. Et que dans quelques millions d'olympiades, nous la dépasserons.

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