AlimentationPlace au jeûne
Manger ou ne pas manger, telle est la question? En tout cas, ils sont de plus en plus à s'imposer une forme d'ascèse alimentaire.
- par
- Geneviève Comby
Le ventre qui gargouille, puis l'ivresse de la privation. Ceux qui se plient encore au traditionnel carême connaissent bien. Toutes les grandes religions ont ritualisé une forme d'ascèse alimentaire: les musulmans ont leur ramadan, les juifs leur Yom Kippour. Le jeûne, c'est une très vieille histoire. Hippocrate, le «père» de la médecine moderne, le conseillait il y a 2400 ans déjà. Plutarque, Platon, Aristote, eux aussi, en ont fait l'apologie. Aujourd'hui, la pratique est solidement ancrée dans les mœurs de certains pays, comme la Russie ou l'Allemagne. Nos voisins d'outre-Rhin sont de 15 à 20% à avoir déjà pratiqué l'abstinence alimentaire. Une proportion qui tombe à 3% en France, et probablement plus bas encore en Suisse romande, estime Louis Clerc, directeur du centre Interlude Bien-être, dans le village de Val-d'Illiez (VS). Ce pionnier du genre accueille pourtant de plus en plus de curieux, prêts à renoncer à toute nourriture solide durant plusieurs jours.
L'engouement pour le jeûne est récent, mais bien réel. Cette hyperfrugalité assumée se réduit à quelques jus de fruits ou de légumes, voire à de simples bouillons ou tisanes. Une diète radicale à laquelle on prête toutes sortes de vertus, de la régénération cellulaire à la perte de poids en passant par un regain de vitalité. «Les gens sont étonnés d'avoir autant d'énergie durant leur jeûne et nous disent péter le feu pendant plusieurs semaines et plusieurs mois après leur séjour», s'enthousiasme Louis Clerc. À long terme, l'expérience contribuerait à changer le rapport de certaines personnes à la nourriture. «Vous réalisez que vous n'avez pas besoin de vous ruer sur de la nourriture trois fois par jour», assure-t-il.
Remettre les compteurs à zéro et perdre quelques kilos
Mieux, le jeûne atténuerait les douleurs de l'arthrite, serait bénéfique contre l'hypertension et contribuerait à vivre plus longtemps. Le monde médical, lui, est partagé (lire l'encadré). Si certaines observations vont dans ce sens, la preuve qu'il existe un lien de cause à effet est difficile à apporter. Elle suppose notamment de mener des études en se conformant au principe du double aveugle, comme on le fait pour un médicament: les participants, ainsi que les investigateurs, ne savent pas quels volontaires prennent la substance active et lesquels reçoivent un placebo. Impossible avec le jeûne.
Dans nos sociétés d'abondance, cette pratique est d'abord perçue comme une façon de nettoyer son organisme, de s'alléger de quelques kilos. Pour certains, un tel renoncement relève du défi. D'autres aspirent à se reconnecter avec leur corps ou à remettre les compteurs à zéro. Le jeûne peut prendre la forme d'une pause loin de la frénésie du quotidien, lorsqu'il est accompli dans le cadre d'une retraite organisée. Les novices recherchent souvent ce type d'encadrement. «Beaucoup de gens essaient une première fois chez eux, un jour ou deux, certains craquent, puis viennent chez nous», observe Louis Clerc. Son centre propose un jeûne de sept jours, durée standard. Un «minimum», selon lui, pour que l'organisme ait le temps de s'adapter. «Il faut plusieurs jours pour que le corps puise dans ses réserves de graisse», affirme-t-il.
Si ces ascètes modernes repoussent leurs limites, rares sont ceux qui visent l'exploit. Le record est d'ailleurs relativement inaccessible. Dans les archives médicales, on trouve en effet la trace d'un Écossais de 27 ans et de plus de 200 kilos, qui, en 1973, a jeûné durant 382 jours, afin de perdre du poids. L'expérience s'est faite sous surveillance médicale.
Avec le jeûne intermittent, à chacun de trouver son rythme
Pour le commun des mortels, la pratique est plus modeste. Elle se décline de manières très différentes. Il y a, par exemple, le jeûne intermittent, qui revient à faire une pause alimentaire d'une durée de seize heures, ou plus, chaque jour. Le plus simple consiste à prendre son repas du soir très tôt et son petit-déjeuner très tard, voire pas du tout. Une option intéressante aux yeux du psychiatre et spécialiste des troubles du sommeil Patrick Lemoine. «La digestion perturbe le sommeil. Manger beaucoup avant de se coucher n'est donc pas très bon, explique-t-il. Je ne recommande pas forcément de sauter le repas du soir, car on ne dort pas bien lorsqu'on a faim, mais l'avancer et l'alléger est une bonne idée.»
Adepte du jeûne au quotidien, Julien a adopté un rythme différent. Lui qui a toujours eu tendance à sauter le petit-déjeuner par manque d'appétit saute également le repas de midi depuis cet été. «Je n'aimais pas ce coup de barre qui vous tombe dessus, je me suis rendu compte qu'en ne mangeant qu'une salade, puis rien, je me sentais très bien, même mieux.» L'étudiant genevois essuie les commentaires intrigués de ses camarades sans vaciller. «Je ne suis pas un prosélyte, je me sens simplement plus léger et je n'ai pas vraiment faim.» Sa discipline s'assouplit parfois le week-end, reconnaît-il. «Mais je sais que si je fais des excès à ce moment-là, j'aurai, en début de semaine, de petits moments d'étourdissement l'après-midi.»
Tous les lundis, c'est jus de fruits ou de légumes, et basta!
Renata, elle, a opté pour une autre forme de jeûne intermittent. Tous les lundis, elle se nourrit de jus de fruits ou de légumes, et basta. Ça fait quatre ans que ça dure et elle jure que la faim est un lointain souvenir: «Je pourrais ne boire que de l'eau, je ne verrais pas la différence. Ce jour-là, je n'ai pas de baisse d'énergie, je vais travailler, je fais mon jogging.» Tout a commencé par une cure détox de cinq jours, après les excès des Fêtes de fin d'année. Très vite, elle se sent plus légère, perd du poids et décide de poursuivre l'expérience. Son jour «sans» lui permet de rééquilibrer la machine: «J'adore manger, je n'ai pas envie de me priver. Et je n'ai pas pris un gramme depuis.»
Respecter une suppression progressive des aliments
Le rythme est plus espacé dans le cas de Sophie, adepte du jeûne saisonnier. «Il ne s'agit pas pour moi de perdre du poids, c'est plus une façon de «nettoyer» mon organisme, explique-t-elle. Je le ressens ainsi, mon corps en a besoin. Jeûner me permet d'entrer plus légère dans la nouvelle saison.» L'hiver, elle opte parfois pour un jeûne à base de jus, un peu plus calorique. Cette routine lui permet de préparer son corps à une forme d'introspection. Et de le protéger. «Je jeûne depuis plus de dix ans et je suis très rarement malade. Rhinite, bronchite, toutes ces choses en «ite», je ne les attrape pas!» sourit-elle. Ses périodes de jeûne durent sept jours. Une abstinence de cette durée ne s'improvise pas.
Il faut prévoir une phase de préparation, ou «descente alimentaire». Celle-ci commence trois ou quatre jours avant la diète. Il s'agit alors de supprimer progressivement certains groupes d'aliments qui sollicitent beaucoup le système digestif, comme les protéines (poisson, viande, produits laitiers), les féculents, éventuellement les excitants comme le thé ou le café pour se prémunir d'éventuels maux de tête. Viennent ensuite le jeûne à proprement parler, puis la remontée alimentaire lors de laquelle il est recommandé de se contenter de quelques repas faciles à digérer, des légumes cuits, par exemple.
Le retour à la vie normale s'est fait sans difficulté pour Jean-Paul, après cinq jours de jeûne: «Je n'aurais pas repris avec une raclette, mais ce n'est pas de ça dont j'avais envie de toute façon.» Si l'expérience a eu un côté un peu «brutal», avec la faim qui tenaille et de douloureux maux de tête le premier soir, il en tire un bilan très positif et n'exclut pas de recommencer l'an prochain. «Dès le troisième jour, je me suis senti très bien, léger, j'avais le teint frais et j'ai très bien dormi. Quand vous jeûnez, vous réalisez à quel point la nourriture peut occuper votre tête, comment on en fait très souvent une récompense plus qu'une source d'énergie ou une simple pulsion primaire. Aujourd'hui, quand je mange une simple pomme, je la savoure différemment.»