Forfaits fiscauxRoman Abramovitch voulait s'installer à Verbier
Le propriétaire du club de football de Chelsea a déposé une demande de domiciliation à Bagnes en juillet 2016. Puis l'a subitement retirée.
- par
- Marie Parvex ,
- Thomas Knellwolf et Oliver Zihlmann

L'oligarque russe a bien failli habiter en Suisse.
Au début de l'été 2016, deux événements politiques secouent Londres: le Brexit d'une part et la volonté dans la capitale de durcir le régime fiscal des grandes fortunes. Quelques mois plus tard, en juillet 2016, Roman Abramovitch - l'un des hommes les plus riches du monde domicilié à Londres et propriétaire du club de football de Chelsea - tente de s'installer en Valais, à Verbier.
L'oligarque russe est classé 139e sur la liste Forbes des personnes les plus riches du monde, avec des actifs estimés à 9 milliards de dollars. Il possède la plus grande flotte de yachts de luxe au monde. Proche du pouvoir russe, il a fait des affaires notamment dans le pétrole avant de devenir investisseur et d'acheter le club de football de Chelsea en 2003.
Demande d'établissement
Une demande d'établissement est déposée auprès de la commune de Bagnes (VS) - à laquelle appartient la station de Verbier - et au Service de la population et des migrations de l'Etat du Valais (SPM). Une information confirmée par la commune de Bagnes, l'Etat du Valais, le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) et la police fédérale (Fedpol), laquelle est consultée lorsque des permis de séjour doivent être délivrés par le SEM.
«Roman Abramovitch a eu un intérêt pour le Valais», confirme Jacques Delavallaz, chef du service de la population et des migrations (SPM) à l'Etat du Valais. «Au vu de sa surface financière, il serait un contribuable très intéressant pour la commune et le canton et nous avons donné un préavis positif.» L'oligarque avait bien sûr obtenu un accord fiscal. Il a fait une demande de domiciliation basée sur une exception légale qui permet aux étrangers très riches d'obtenir rapidement un permis de séjour en vertu «d'un intérêt public majeur», c'est-à-dire d'un poids fiscal très important.
… Retirée
Environ une année plus tard, en juin 2017, Roman Abramovitch a subitement retiré sa demande d'établissement en Suisse. Que s'est-il passé? Le Matin Dimanche a reçu interdiction de l'écrire, le juge du Tribunal cantonal du commerce du canton de Zurich ayant prononcé des mesures superprovisionnelles à la demande de Roman Abramovitch en ce sens vendredi soir. Notre rédaction continuera à se battre pour obtenir le droit de révéler ces informations qui relèvent, à notre sens, de l'intérêt public.
Quant à la commune de Bagnes, elle dit avoir reçu une réponse négative des autorités cantonales, sans justification. «L'office de la population de Bagnes a reçu en retour de la part du Service cantonal de la population et des migrations une information que le permis de séjour n'avait pas été accordé. Cela arrive rarement», explique Stéphane Michellod, chef de l'office de la population de la commune de Bagnes.
Plusieurs mois après le retrait de sa demande, Roman Abramovitch a écrit aux autorités à ce sujet. Berne lui a répondu fin 2017 que sa demande d'établissement était officiellement close suite à son retrait mais qu'il pouvait en déposer une nouvelle si telle était sa volonté. Selon nos informations, Roman Abramovitch ne l'a pas fait. Le porte-parole de l'oligarque, John Mann, a répondu à toutes nos questions qu'«il ne souhaitait pas commenter des affaires personnelles et des procédures en cours».
Une démarche discrète
A la commune de Bagnes, personne ne savait rien. La demande de domiciliation de Roman Abramovitch n'était qu'une demande parmi d'autres empilées sur un bureau. Ni le président de la commune, ni le responsable des impôts, ni même celui du service de la population n'avait particulièrement noté ce dossier. Selon nos informations, Roman Abramovitch ne posséderait pas à l'heure actuelle de chalet à Verbier, à moins qu'il n'ait utilisé une société pour ce faire. Interrogé à ce sujet, il ne nous a pas répondu.
Qu'un permis d'établissement ne soit pas octroyé, c'est rare à Bagnes comme à la Confédération. «Le Secrétariat d'Etat aux Migrations (SEM) refuse peu de permis de séjour pour des intérêts publics prépondérants», précise le SEM par écrit, sans se référer au cas particulier de Roman Abramovitch. «Le SEM a fait l'expérience que les demandes motivées par l'intérêt public sont généralement déposées lorsqu'il y a la perspective d'une acceptation.»
Permis exceptionnel pour riches étrangers
Le cas de Roman Abramovich met en lumière un type spécial de permis de séjour que la Confédération accorde très rarement. La plupart des étrangers viennent en Suisse pour travailler, étudier ou dans le cadre d'un regroupement familial. Mais dans certaines situations, le Secrétariat d'État aux migrations peut accorder un permis B ou C «en cas d'intérêts publics majeurs», comme le prévoit la Loi fédérale sur les étrangers.
Une dérogation pour très riches
Quel type de personnes sont concernées? «Les raisons fiscales jouent un rôle dans la majorité des demandes d'admission pour des intérêts publics majeurs», répond sans équivoque le Secrétariat d'État aux migrations. Il s'agit donc la plupart du temps de riches étrangers qui veulent s'installer en Suisse pour payer moins d'impôts.
Les cantons peuvent alors faire valoir des «intérêts majeurs en matière de fiscalité». En clair: le demandeur est tellement riche et paierait un tel montant d'impôts, qu'il est dans l'intérêt de tous qu'il puisse s'installer dans le canton. D'autres critères, comme le fait que cette personne travaille ici, qu'elle parle français ou qu'elle veuille s'intégrer ne jouent qu'un rôle mineur dans cette pesée d'intérêts.
578 contribuables d'«intérêt public»
Au cours des dix dernières années, 578 personnes ont obtenu une autorisation pour cette raison, toujours selon le Secrétariat d'État aux migrations. Ces chiffres révèlent que le Tessin est le canton préféré de ces immigrés avec 204 autorisations, devant Genève qui en a accueilli 107. Le canton de Vaud pointe à la quatrième place de ce classement, derrière Zurich et devant Zoug. Avec 22 autorisations, le Valais arrive en septième position.
Autre fait intéressant: un tiers de ces nouveaux arrivants viennent de Russie. On en compte 186 depuis 2008. Au deuxième rang, mais loin derrière, on trouve les citoyens turcs avec seulement 37 autorisations.
En 2014 déjà, un célèbre oligarque russe a fait parler de lui dans le cadre d'une telle demande: Mikhaïl Khodorkovski. Lui aussi voulait s'établir en Suisse, plus précisément dans la commune saint-galloise de Rapperswil-Jona. Les autorités cantonales ont approuvé la demande, en invoquant les fameux «intérêts majeurs en matière de fiscalité».
767 millions d'impôts
Le dossier de Mikhaïl Khodorkovski a lui aussi ensuite été transmis aux autorités fédérales. La Confédération a validé la demande et l'oligarque a obtenu une autorisation de séjour, avec un forfait fiscal. Ce cas a fait couler beaucoup d'encre. Au sein du Grand Conseil saint-gallois, le Parti socialiste estimait que les rentrées fiscales n'étaient pas une raison suffisante comparées au risque de réputation que représente un oligarque russe.
Beaucoup d'immigrés «pour des intérêts publics majeurs» bénéficient d'un forfait fiscal, à l'instar de Mikhaïl Khodorkovski. Le montant de leurs impôts est alors calculé uniquement en se basant sur leur train de vie. Le nombre de forfaits fiscaux recule depuis 2012, mais ceux qui restent concernent des personnes plus riches. À tel point que les revenus liés aux forfaits fiscaux continuent d'augmenter. En 2016, ils ont atteint 767 millions de francs pour la Confédération, les cantons et les communes.