FootballCommentaire: La prolongation de Didier Deschamps aggrave la fracture identitaire
Contesté pour sa philosophie de jeu minimaliste malgré des résultats indéniables, le sélectionneur français a étendu son contrat jusqu’à la prochaine Coupe du monde. De quoi exalter les tensions.


Didier Deschamps cristallise les tensions en France.
ImagoLes Argentins s’écharpent depuis des décennies sur un débat sans fin: faut-il prioriser la victoire ou le beau jeu? Deux clans s’opposent, les «Menottistes» et les «Bilardistes». Références aux deux sélectionneurs qui, avant Lionel Scaloni cet hiver, ont porté la sélection sur le toit du monde (en 1978 et 1986) avec deux philosophies aux antipodes. César Luis Menotti le romantique et Carlos Bilardo le pragmatique, pour grossir le trait.
La France est aujourd’hui en proie à une scission idéologique semblable. À la différence qu’un seul homme cristallise les tensions: Didier Deschamps. Attendue, la prolongation de son contrat jusqu’en 2026 - annoncée ce samedi - a provoqué une vague de contestation. Trois semaines après que les Bleus ont effleuré un deuxième sacre mondial consécutif sous ses ordres, ces réactions interpellent. Pour en saisir la teneur, il est nécessaire de sortir du prisme comptable. Il y a là l’éructation d’une frustration latente.
Une méthode lassante
Voilà dix ans que «DD» préside aux destinées de l’équipe de France. Intronisé en juillet 2012, une période où le traumatisme de Knysna hantait encore les mémoires, l’ancien entraîneur de Marseille a redressé la sélection de manière spectaculaire. 89 victoires en 139 matches (soit un ratio de 64%), de 14e à 3e au classement FIFA (en tête d’août à octobre 2018), trois finales en cinq compétitions internationales (Euro 2016, Coupes du monde 2018 et 2022) dont une remportée, une Ligue des nations… Ses réussites en imposent et lui confèrent une logique popularité. Ces derniers jours, un sondage réalisé par Odoxa révélait que 70% des Français étaient favorables au maintien de Deschamps. La part s’élève même à 74% parmi les amateurs de football. Pourtant, son règne s’accompagne d’une contestation de plus en plus forte.
Celle-ci porte sur sa méthode. On déplore son approche frileuse, dont la quête absolue d’équilibre enlève toute saveur au jeu de son équipe. Des scénarios vus et revus, aussi: hors compétition internationale, des matches insipides face à de pauvres adversaires dont le seul enseignement réside dans le score final. Puis, tous les deux ans, des tâtonnements tactiques dans tous les sens jusqu’à la trouvaille d’une formule gagnante, mais court-termiste. En somme, c’est l’instant qui prime. Le résultat compte plus que tout et derrière, c’est le néant.
La récurrence de ce déroulé a créé une lassitude, qui s’est transformée en ras-le-bol. Les détracteurs du sélectionneur français n’ont pas banalisé l’exceptionnelle réussite de son équipe, ils ne trouvent pas leur plaisir dans laquelle elle est acquise. Nuance. Le public est l’essence du sport roi. De par l’argent qu’il y investit et qui fait marcher son économie, il est en droit de manifester son mécontentement lorsque le spectacle lui déplait. Même quand son équipe gagne.
Approche frileuse
Didier Deschamps s’est toujours défendu d’être un technicien tourné vers l’arrière, s’appuyant sur la statistique primaire du nombre de buts marqués. Il est vrai que la France tourne en moyenne à deux réalisations par sortie sous sa gouverne. Là encore, les chiffres sont réducteurs. La proactivité d’une équipe ne se définit pas uniquement sur cette base, ni sur le taux de possession, mais à travers ses attitudes par rapport au ballon. Quand elle l’a, est-elle tournée vers la percussion ou sa propre protection? Et à la perte, souhaite-t-elle le récupérer au plus vite? Concernant le premier aspect, les Bleus manquent cruellement de tranchant. Parce qu’ils pensent d’abord aux espaces qu’ils pourraient offrir à leurs adversaires plutôt qu’à ceux qu’ils pourraient exploiter. Et le pressing ne fait pas partie de leurs priorités en phase défensive.
Beaucoup estiment démesurée l’exigence autour de Didier Deschamps. Après tout, il a l’adhésion de son groupe, à commencer par les stars offensives que sont Kylian Mbappé et Antoine Griezmann, plus sujettes au bridage. Par ailleurs, ne compose-t-il pas avec les contraintes de tout sélectionneur? La mise en place d’un projet de jeu chatoyant, donc basé sur des animations offensives complexes, nécessite du temps. Ce dont le football de sélection ne bénéficie pas, au contraire des clubs. Du reste, aucune équipe nationale n’a enchanté sur la durée par sa jouerie depuis la grande Espagne. Dont acte. Mais cette réalité n’empêche pas l’audace. Sans avoir été brillante au Qatar, l’Argentine cherchait à dominer ses opposants.
Un manque d’alternatives
Ne faisons pas non plus preuve de mauvaise foi: si la France goûte autant au succès dans ce schéma, c’est la preuve que celui-ci correspond aux qualités de ses joueurs. N’en déplaise à certains, dégager une alchimie à partir d’un vivier aussi dense que celui de nos voisins hexagonaux se révèle bien plus délicat que ce qu’on peut penser. Si c’était si simple, il n’y aurait pas eu le fiasco de l’Euro 2021 (ou le miracle, si on se place du côté suisse). En ce sens, le travail global de Deschamps ne doit pas être dévalorisé.
Kylian Mbappé et Ousmane Dembélé, par leur capacité à avaler les espaces, Paul Pogba (si tant est qu’il revienne à son meilleur niveau), dont le jeu long est d’une précision redoutable, ou Antoine Griezmann, qui s’éclate à l’Atlético Madrid de Diego Simeone: comme d’autres, ils brillent dans un football de contre-attaque. De là à penser qu’il ne pourraient pas le faire dans un autre style…
Encore faut-il être en mesure de proposer une alternative. C’est là où le bât blesse. «DD» n’a jamais accordé une grande place à l’attaque placée dans ses entraînements, préférant se reposer sur la créativité de ses ouailles. Cela a le mérite d’accorder une grande liberté d’action, mais limite également les solutions face à des blocs compacts. Peut-il se réinventer, après plus de vingt ans de coaching? Ce n’est pas ce qu’il laisse entrevoir jusqu’à présent.
Ne reste plus, dès lors, que l’attente. Celle d’un changement d’ère. Le choix de Zinédine Zidane, successeur naturel, ne promettait pas forcément une révolution esthétique (son Real Madrid s’inscrivait aussi dans un froid réalisme) mais aurait apporté de l’oxygène à un environnement qui sent de plus en plus le renfermé.
Selon un adage solidement ancré, l’histoire ne retient que les vainqueurs. Alors pourquoi le «onze d’or» hongrois de 1954, le football total néerlandais de 1974 ou le «carré magique» français de 1982 ne sont-ils pas tombés aux oubliettes? Si Didier Deschamps est d’ores et déjà le plus grand champion de son pays, sa trace dans le grand livre du jeu n’est pour l’instant que toute relative. Certains s’en satisferont aisément. Pour d’autres, le voyage n’en aura pas valu la peine.