Cinéma«Les stars sont du bétail, chez Marvel!»
Alors que Scarlett Johansson et la Warner remettent de l’huile sur le feu dans la guerre qui oppose cinéma et streaming, un expert de l’audiovisuel nous décortique la situation.

Scarlett Johansson, star du dernier film des studios Marvel, «Black Widow» a attaqué Disney en justice pour avoir distribué son film simultanément au cinéma et en streaming.
Marvel/DisneyLa salle de cinéma vs le streaming… Le combat de titan fait rage depuis quelques années maintenant, mais a pris toute son ampleur avec l’arrivée du COVID-19. Récemment, deux éléments ont relancé de plus belle les hostilités: Scarlett Johansson qui attaque Disney en justice pour avoir distribué «Black Widow» simultanément au cinéma et en streaming, lui faisant perdre des millions sur son cachet, et Warner qui vient de réduire encore la fenêtre d’exclusivité des films au cinéma.
Il était temps de faire le point et on a fait appel à un cinéphile romand devenu professionnel du streaming, Olivier Müller. Co-fondateur du NIFFF (le festival international du film fantastique de Neuchâtel) et de la société de production Outside the Box, mais aussi ex-chef du marché romand VOD et Pay TV chez Teleclub, il nous décrypte la situation.

Olivier Müller, co-fondateur du NIFFF et de la société de production Outside the Box, mais aussi ex-chef du marché romand VOD et Pay TV chez Teleclub.
DR- En avril dernier, la réouverture des salles de cinéma avait attiré bon nombre de spectateurs. Depuis, ceux-ci semblent déjà moins assidus… A cause du soleil ou parce que les gens ont déjà retrouvé leurs habitudes de streaming?
- Plutôt que le problème du soleil, c’est l’offre qui ne suit pas. Beaucoup de sorties ont été décalées et le public attend toujours le «James Bond» ou «Les Tuches 4». Reste que l’équilibre entre la salle de cinéma et le streaming est fragile. Et en Suisse, le problème de la tarification – une entrée équivaut à un abonnement Netflix pour un mois – ne joue pas en faveur du premier. Pas plus que le problème de flexibilité de l’offre. En dehors de Zurich ou Genève, il est très difficile de voir autre chose que des films Marvel au cinéma. Alors que le streamer est de plus en plus habitué à regarder ce qu’il veut quand il veut. C’est ce genre de problème qui, chez nous, fait peu à peu gagner des parts au streaming.
- En fin d’année passée, les studios Warner avaient secoué l’industrie en décidant de sortir aux Etats-Unis tout leur catalogue 2021 en salles et sur la plateforme HBO Max le même jour. A-t-on déjà une idée des conséquences que cette première salve de films («Wonder Woman 1984», «Godzilla vs Kong», «The Suicide Squad») a pu avoir dans cet équilibre précaire?
- Non parce que les plateformes de streaming ne communiquent aucun chiffre. Le box-office aux Etats-Unis est publié par les exploitants eux-mêmes et cette transparence ne se retrouve pas au niveau des plateformes. Celles-ci annoncent de temps en temps des paliers d’abonnés atteints, mais l’info étant invérifiable, ça tient plus de la campagne marketing. Donc on nage dans l’inconnu. Ce qui est sûr, c’est que les studios cherchent depuis des années à raccourcir drastiquement la durée qui sépare la sortie d’un film en salles de celle en DVD ou sur les plateformes. Et la pandémie leur a permis d’accélérer les choses. Mais il y a un autre événement très important qui s’est passé pendant le confinement. Depuis 1948, les studios avaient l’interdiction d’être également propriétaire de salles de cinéma. Et depuis l’été passé, cette clause a été supprimée. Aujourd’hui, Disney pourrait donc acheter un multiplexe pour ne diffuser que ses propres films, comme sur Disney+. Ce qui rend la frontière entre les deux médias de plus en plus floue.

Les studios, dorénavant propriétaires d’une plateforme, comme Warner, contrôlent désormais la quasi-totalité de la chaîne des contenus.
Warner- Dans ce bras de fer qui oppose, aux Etats-Unis, les exploitants aux studios, Warner vient d’annoncer avoir trouvé un accord avec le géant AMC pour ramener de 90 à 45 jours la fenêtre d’exclusivité des films en salles. AMC avait le couteau sous la gorge?
- C’est un peu ça… Les studios dorénavant propriétaires d’une plateforme, comme Disney ou Warner, contrôlent désormais la quasi-totalité de la chaîne des contenus. Alors non seulement le rapport de force est en train de tourner en leur faveur mais ça va probablement encore s’accentuer. Après, il faut savoir qu’en Suisse, il n’y a aucune réglementation à ce niveau. Nos voisins français ont la législation la plus dure au monde, qui règle de manière extrêmement stricte les étapes des différentes sorties, tant pour l’exploitation cinéma que pour la VOD et la Pay TV, mais chez nous, la chronologie des médias n’existe pas et un exploitant pourrait très bien s’entendre avec un distributeur américain pour sortir un film sur une plateforme un mois après son passage au cinéma. En Suisse allemande, Swisscom possède non seulement la plateforme Blue – anciennement Teleclub –, la plus grosse société de streaming et de vidéo à la demande du pays, mais également Blue Cinema – ex Kitag –, la chaîne de multiplexe suisse allemande la plus importante. Avec Swisscom, on est donc déjà dans la configuration du studio possédant ses propres salles, que l’on évoquait plus haut avec Disney. En théorie, ils pourraient décider de redimensionner ces fenêtres en fonction de ce qu’ils jugent être le meilleur intérêt économique pour les films: garder à l’affiche les succès et retirer les autres pour les passer rapidement en VOD.
- Le streaming a aussi d’autres conséquences… L’actrice Scarlett Johansson, héroïne de «Black Widow», a récemment porté plainte contre Disney sous prétexte que la sortie simultanée du film au cinéma et en streaming avait impacté ses recettes, alors qu’une partie de son cachet est calculée sur cette base… Qu’est-ce que ça dit de la situation?
- Scarlett Johansson ne fait que poser le problème sur la table, celui du mode de calcul des parts auxquels auront droit les différents financiers et artistes impliqués dans un film. C’est ce qui s’était produit dans les années 50, quand la télé a fait son apparition. Le syndicat des scénaristes était monté au front parce que les studios s’étaient mis à vendre à la télé les films déjà rentabilisés en salles sans indemniser qui que ce soit. Tout simplement parce que les contrats de l’époque avaient été négociés uniquement sur l’exploitation cinéma, puisqu’au moment de les signer, la télé n’existait pas. Ce qui se passe avec Scarlett Johansson, c’est la même chose.
- Vous le disiez, les audiences des différentes plateformes sont tenues secrète. Mais est-ce que le fait de monopoliser ces données n’est justement pas une façon de garder le pouvoir face aux acteurs? De les empêcher de prétendre à tel salaire sous prétexte qu’ils ont fait tant d’entrées?
- Bien sûr, c’est une particularité de ce business. Aux Etats-Unis, «Black Widow» a été mis à disposition sur Disney+ en streaming Premium pour 30 dollars, en plus du prix de l’abonnement. On dit que la plateforme compte aujourd’hui plus de 100 millions d’abonnés… Mettons que 20% achètent le film – 20 millions x 30 dollars –, ça fait 600 millions de dollars, soit la moitié de ce qu’engrange habituellement un film Marvel en salles. Je suis peut-être complètement à côté de la plaque avec mes calculs mais probablement que Scarlett Johansson veut en avoir le cœur net. Après, c’est une question de rapport de force. La «franchisation» que Disney a développée fait qu’il y a un vrai renversement entre une œuvre et la star. Dans une œuvre qui devient protéiforme et pratiquement infinie, la star n’est plus qu’un pion, un élément parmi tant d’autres. «Les stars sont du bétail», disait Hitchcock. Aujourd’hui, les franchises Marvel sont en train de lui donner raison.
- Peut-on imaginer voir un jour apparaître un vrai box-office des plateformes, avec des résultats contrôlés par un organisme officiel?
- Peut-être que ça viendra de la commission européenne. Il faudrait d’abord qu’elle réussisse à faire passer sa directive visant à obliger les plateformes à investir dans la production audiovisuelle du pays où elles sont implantées. En Suisse, le Conseil national doit justement voter en septembre sa version de la directive. Ce système vise aussi à les forcer à payer leurs impôts dans les pays en question. Et ça, ça pourrait un jour les obliger à communiquer leurs chiffres.
- On parle beaucoup de la liberté que Netflix accorde à ses réalisateurs. Mais la plateforme fournit aussi une bible aux boîtes de production et aux scénaristes espérant travailler avec elle où l’on trouve des exigences très strictes, avec des personnages qui doivent être de telle orientation sexuelle, qui doivent effectuer tel type d’action à tel moment… Va-t-on vers une uniformisation des films avec ce type de comportement?
- Je ne crois pas. Netflix a plutôt fait preuve jusqu’ici d’une diversité d’offre très importante. Je ne vois pas pourquoi ce système ne réussirait pas à être aussi créatif que Hollywood l’a été au cours de son histoire. Regardez aujourd’hui l’association entre Warner et HBO Max… Un mariage des plus curieux entre un studio spécialiste des blockbusters d’action macho et une plateforme qui était le panthéon de la série de prestige de gauche, avec des titres aussi incroyables que «Les Soprano», «A l’écoute»… Je ne sais pas encore comment ces deux cultures vont cohabiter mais ça s’annonce passionnant.

«Je suis persuadé que dans dix ans, on ira toujours au cinéma. La question est de savoir pour voir quels types de films et à quel prix», déclare Olivier Müller.
DR- Comment évolue le marché du streaming en Suisse?
- C’est un petit marché, de surcroît très compliqué avec ses quatre langues… Néanmoins, on a été très novateur pendant le COVID. Notamment avec l’Office Fédéral de la Culture qui publié une loi, très peu de temps après le début du confinement, permettant d’accorder des aides à la production et à la distribution aux films proposés en ligne. Et puis plein de petites plateformes se sont mises à tester des modèles pour essayer de monter dans le train du digital. Le problème, avec le streaming, c’est que pour sortir son épingle du jeu, il faut avoir une véritable puissance de feu. De ce côté-là, Swisscom et Sunrise UPC sont bien placés. Ils sont actifs dans le financement de la production cinématographique, ont des chaînes de télévision, distribuent des droits sportifs… Eux seuls pourraient vraiment offrir une alternative au consommateur suisse.
- Finalement, comment le cinéma peut-il se relever de tout ça?
- Je suis persuadé que dans dix ans, on ira toujours au cinéma. La question est de savoir pour voir quels types de films et à quel prix. Peut-être que demain, les films ne sortiront que deux semaines en salles. On s’y rendra de manière exceptionnelle, pour voir uniquement de grosses productions dans de très belles salles, dotées d’écrans gigantesques, mais à des tarifs premiums. Tous les autres films, devenus trop peu rentables, étant relégués aux plateformes… Plus proche de nous, je pense que la distinction entre salles mainstream et art et essai va se creuser. Les multiplexes vont programmer de plus en plus de blockbusters dans un laps de temps de plus en plus court tandis que les salles de quartier risquent d’accueillir un public de plus en plus restreint et averti. Je crains qu’on perde ce mélange de genre et de public si particulier au cinéma, qui le différencie de l’opéra ou du théâtre. Se retrouver avec des gens qui vont voir «Avengers» et d’autres le dernier Jean-Luc Godard, c’est assez unique. J’ai peur que cette configuration ne se retrouve bientôt plus qu’en streaming.
- On se réjouit de voir Godard tourner pour Netflix! Il avait bien réalisé «King Lear» aux Etats-Unis pour la Cannon, plutôt spécialisée dans les films d’action bourrins…
- (Il éclate de rire). C’est juste… En même temps, ils sont peu à avoir dit non à Netflix. Après Martin Scorsese, la plateforme s’est maintenant offert Steven Spielberg. Et on a même vu arriver Kornél Mundruczó, réalisateur hongrois de films radicaux, avec «Pieces of a Woman»… Il est peut-être temps aujourd’hui d’arrêter d’opposer le petit et le grand écran. On sait maintenant qu’il y a autant de créativité sur le premier que le second.