VaudPère incestueux jugé à Yverdon: «La DGEJ allait classer le dossier»
Au courant des abus sur Emilie*, la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ/ex-SPJ) a mis des mois pour se décider à dénoncer le couple de Vaudois. L’enfant était devenue majeure.


Hier matin, lundi 30 octobre, le prévenu de 54 ans refusait de sortir du fourgon cellulaire devant le Tribunal d’Yverdon pour son procès. Il a fini par se camoufler sous la capuche de sa veste.
lematin.ch/Evelyne EmeriCe mardi, au deuxième jour de ce procès de l’inceste, la place était notamment aux témoins. La première à s’exprimer à la barre n’est autre que la psychologue qui suit Emilie*, 22 ans aujourd’hui. La frêle rescapée est arrivée à sa consultation en juin 2019 à sa sortie de l’hôpital où elle a été traitée pour anorexie. Elle allait avoir 18 ans. La praticienne est toujours sa thérapeute attitrée. Si son audition devant la Cour criminelle d’Yverdon débute par la liste infinie des séquelles gravissimes – troubles psychiques et physiques - que les abus sexuels perpétrés par son père ont eu sur sa fille, elle n’aura pas d’autre choix que de répondre à son avocate. «Avez-vous eu des contacts avec la DGEJ (Direction générale de l’enfance et de la jeunesse), l’ex-Service de protection de la jeunesse (SPJ)», questionne Me Coralie Devaud à dessein. «Oui, énormément avant d’être plongée dans l’incompréhension».
Suspicions sur le cadet
Quelle incompréhension? «En réalité, ils ont évalué la situation. Et en mars 2021, ils ont estimé qu’il n’y avait pas d’inquiétude à avoir s’agissant de Georges* (ndlr. frère cadet en situation de handicap) et qu’ils allaient classer le dossier sans suite», explique la psychothérapeute. Pour bien comprendre, il faut savoir que le Service de protection de l’enfance et de la jeunesse avait reçu un signalement en décembre 2020 pour suspicions de maltraitance sur le benjamin de la famille (ndlr. violences verbales, parfois physiques). Ce n’est que peu après que les sévices présumés sur Emilie sont venus se greffer.
Juridisme excessif
La DGEJ en est informée, mais la jeune fille est désormais majeure. Il faudra près d’un an aux intervenants pour se décider à dénoncer le cas de la rescapée d’une innocence volée sous prétexte d’un juridisme excessif. Sa majorité aurait freiné le processus alors qu’elle a subi les assauts de son père étant mineure. Soit entre ses 12/13 ans et ses 17 ans. Elle est l’unique fille de la fratrie, l’enfant du milieu entre un frère aîné qui prétend n’avoir jamais été ciblé par leurs parents prévenus et Georges, le petit dernier.
«Elle a cru que les excuses de ses parents étaient sincères»
«Avec des collègues, nous avons fait part de notre incompréhension auprès de la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse, poursuit cette témoin clé. Nous voulions continuer à collaborer, ce qui a pu être le cas.» Comment Emilie a-t-elle réagi à cette non-dénonciation de la DGEJ? «La même incompréhension que nous. Mais elle a été soutenue par la LAVI (Centre d’aide aux victimes de maltraitance) et le CAN Team (Child Abuse and Neglect Team) du CHUV lors de son dépôt de plainte», précise la praticienne.
Me Devaud: «Et quand ses parents l’ont dissuadée de porter plainte, elle s’en est ouverte à vous?» Réponse: «Elle avait déjà mis un an pour confier les graves maltraitances commises par son père. Elle a subi beaucoup de pression pour ne pas aller plus loin dans ses démarches (ndlr. dépôt de plainte en juillet 2022). Elle a cru que les excuses de ses parents étaient sincères, elle était déstabilisée».
«Je suis un salopard»
Puis, dans la droite ligne de ce qu’il a fini par admettre clairement lundi, l’abuseur de 54 ans demande aux juges du Nord vaudois de pouvoir prendre la parole. Il se lève et se tourne vers l’avocate d’Emilie. Après avoir soutenu durant des mois que leur fille était fragile, manipulatrice et affabulatrice, il prie la femme de robe de lui transmettre les propos qu’il s’apprête à déposer: «Je ne veux pas qu’elle me pardonne, c’est impardonnable, dégueulasse, immonde. Je suis un salopard. Je suis conscient que c’est elle la victime et que c’est moi qui ai déclenché ce tremblement de terre sur elle. J’espère qu’un jour elle reprendra goût à la vie. J’ai détruit sa vie, nos vies. Je suis vraiment désolé et regrette profondément. Merci.»
«Il a fait preuve d’une cruauté répétitive»
La Cour criminelle d’Yverdon a aussi écouté ce mardi le réquisitoire du procureur Alexandre Schweizer. Un réquisitoire massue tant pour le père, auteur des exactions inqualifiables sur Emilie, que pour la mère, accusée de l’avoir couvert et d’avoir voulu attenter à la vie de leur cadet en lui mettant dans la bouche un (un demi?) comprimé de ses somnifères. À cela s’ajoute un climat de dénigrement qui régnait à huis clos dans l’appartement familial, des «tapettes» sur la tête ou sur les fesses, des objets qui volent, un couteau et une fourchette plantés dans la table à manger.
Culpabilité écrasante
«Monsieur a profité de son ascendant et fait preuve d’une cruauté répétitive. Attouchements, fellations, masturbations, cunnilingus, rapports complets plusieurs fois par semaine pendant pratiquement six ans. Il a fait de sa fille un objet. Il l’a même payée pour qu’elle s’achète son cannabis contre du sexe. Depuis 2016, il a fait des recherches sur les conséquences pénales qu’il encourait. Je vous laisse apprécier l’empathie du prévenu. Sans parler du chantage et de sa tentative d’étouffer l’affaire. Il banalise, il minimise. Sa culpabilité est écrasante. Sa responsabilité pénale est pleine et entière.»
«Elle ne voulait pas savoir»
Concernant la mère, 51 ans, renvoyée pour complicité, le Ministère public est convaincu qu’elle était au courant: «Le premier épisode des attouchements lors des vacances en Espagne est déterminant. Sa passivité est tout sauf anodine. Elle croit son mari, pas Emilie qui lui parle pourtant tout de suite. Elle se contente de séparer les deux lits simples (ndlr. la petite dort dans la même chambre que son père). C’est qu’elle se doute. Cela accentue le désarroi d’Emilie, la toute-puissance du géniteur et l’isolement de la fillette. Madame n’est même pas en état d’alerte. Elle fait le choix délibéré de fermer les yeux».
Plus loin: «La fillette joyeuse se renferme, se scarifie, développe des troubles alimentaires et du sommeil dès les premiers abus. Les dénégations de l’accusée n’emportent pas la conviction du parquet. Il existe un faisceau d’indices. La prévenue ne voulait pas savoir. Elle a abandonné sa fille qui lui a tendu des perches. Sa prise de conscience, c’est zéro absolu. Sa culpabilité est très lourde. On retiendra qu’elle est lourde en tenant compte d’une diminution moyenne de responsabilité liée à sa dépression sévère».
17 ans et 6 ans requis
Le procureur Schweizer requiert une peine de 17 ans de prison ferme à l’encontre du père d’Emilie pour actes d’ordre sexuel avec des enfants (moins de 16 ans), contrainte sexuelle qualifiée, viol qualifié, inceste, violation du devoir d’assistance ou d’éducation et infraction à la loi fédérale sur les stupéfiants (ndlr. cannabis fourni par le père à sa fille). S’agissant de la mère, il exige une peine privative de liberté de 6 ans ferme, l’estimant coupable de délit impossible de meurtre et de complicité de la quasi-totalité des infractions retenues à l’encontre de son ex-conjoint.
Le Ministère public assortit les sanctions requises d’une interdiction à vie d’exercer toute activité professionnelle et toute activité non professionnelle organisée impliquant des contacts réguliers avec des mineurs pour les coaccusés.
Le verdict est attendu vendredi 10 novembre.
*Prénoms d’emprunt