Opinion - Handisport: aux exploits sans médaille

Cinq médailles dans la seule journée de jeudi: aux Jeux paralympiques de Tokyo, la Suisse se pose comme une superpuissance du handisport.

Est-ce bien surprenant? Le sport relève du superflu: il apparaît lorsque les besoins essentiels sont assouvis. La performance, le dépassement de soi, les défis que l’on s’invente sont affaires de nantis. Pour y songer, il ne faut avoir à se soucier ni de sa subsistance ni de sa survie. C’est encore plus vrai pour le handisport.

Dans de très nombreux pays, où la sécurité sociale est inexistante, les handicapés vivotent. On les voit mendier au coin des rues, exhibant leur misère mutilée à des passants qui détournent les yeux, parce que le spectacle est insupportable

La Suisse, et c’est tout à son honneur, assure aux handicapés un soutien. Des assurances permettent d’amortir le choc d’une invalidité. Il existe des aides pour des véhicules adaptés, pour des appartements aménagés, pour des réinsertions professionnelles. Notre pays, qui est celui de Pestalozzi et de Henry Dunant, n’abandonne pas à leur sort, ceux que le destin a frappés.

Mais ailleurs, où la fatalité s’abat sans rémission? Où la naissance est une sanction sans appel? Il y a 162 délégations aux Jeux paralympiques de Tokyo, soit 4403 athlètes, c’est plus qu’à Rio (4328 athlètes). Nous pourrions parler de cosmopolitisme, si les chiffres ne cachaient pas une disparité immense: 254 représentants pour le Japon, 248 pour la Chine, 174 pour les États-Unis, 21 pour la Suisse, 8 pour l’Équateur, 1 pour le Cambodge, où pourtant, l’histoire a dû laisser quelques invalides. Au tableau des médailles, à la date du 3 septembre, il faut remonter à la 27^e place pour trouver le premier pays africain, l’Algérie. Quant aux pays qui dominent habituellement les Jeux olympiques des valides, ils sont enfouis dans les profondeurs du classement: l’Éthiopie est 57^e et le Kenya 77^e, pour dire que la valeur athlétique semble se dissoudre dans le handicap.

Dans la plupart des pays «en voie de développement», le sport est inaccessible au commun des handicapés, pour qui un handbike à 10 000 francs est un rêve interdit. Le Suisse Marcel Hug, triple médaillé d’or à Tokyo, s’est fait construire un fauteuil roulant en carbone par l’écurie de formule 1 Sauber. Qui, en Éthiopie ou au Kenya, peut se payer un tel bolide? L’Allemand Markus Rehm a sauté 8,62 m en longueur, propulsé par sa prothèse de carbone, c’est 21 cm de plus que le champion olympique valide. Qui, dans ce qui était autrefois le tiers-monde, peut s’offrir une telle catapulte?

Je n’essaie pas de diminuer les mérites des athlètes handicapés, j’imagine la volonté qui est la leur, mais quand nous pavoisons, il faudrait se souvenir de tous ces handicapés oubliés, interdits de jeux. «En Ouganda, il y a très peu de personnes handicapées qui veulent sortir et être elles-mêmes», a déclaré la nageuse Husnah Kukundakwe. Quand je regarde ces athlètes sur le stade olympique de Tokyo, je revois cet homme, amputé de deux ou trois extrémités, qui se traînait sur un parking, quémandant une piécette, quelque part sur la côte est du Brésil. Il y a des exploits sans médaille.