VaudPère incestueux jugé à Yverdon: «J’essayais de l’esquiver le soir»
Le prédateur vaudois de 54 ans admet les abus perpétrés sur sa fille mineure durant plusieurs années. La mère répond de complicité.


30 octobre 2023, 8h50, Yverdon: le prévenu de 54 ans arrive au Tribunal d’arrondissement de La Broye et du Nord vaudois. Il se cache sous le capuchon de sa veste avant d’oser sortir du fourgon cellulaire.
lematin.ch/Evelyne Emeri«Quand vous parlez de lui, dites son prénom et son nom, pas «mon père». Le décor, qui n’en est pas un, est planté. Emilie* répond à la première question de la présidente du Tribunal d’Yverdon, qui la pose toute en délicatesse. Elle est arrivée quelques minutes plus tôt, un bonnet vissé sur la tête, transparente, si fragile. 22 ans et déjà marquée à vie par «Papa», le premier homme qui aurait dû la protéger et non la disloquer. Durant cinq à six ans, elle a subi les assauts de ce géniteur qui n’a écouté que ses pulsions. Elle n’a pas encore 12 ans ou pas encore 13 ans. Nous sommes en été 2013 ou 2014. Impossible d’arrêter la date. La famille est en vacances en Espagne. C’est là que l’abuseur, «en manque d’attention, en manque de tendresse», dira-t-il, prend pour cible sa petite fille. Elle ne sortira de ses griffes qu’en 2019 lors d’une hospitalisation pour anorexie durant trois mois. Elle a 17 ans.
«C’était sur la culotte, pas sous la culotte.»
Premières caresses, premiers attouchements en Espagne. Emilie ne comprend pas et s’en ouvre tout de suite à sa mère. «C’était sur la culotte, pas sous la culotte. J’ai pensé que ce n’était pas grave et que c’était un malentendu. Je n’ai pas capté», se justifie la maman. Un malentendu, alors qu’elle devient l’ombre d’elle-même sous ses yeux. Qu’elle se transforme en une adolescente ingérable, addict au cannabis. Qu’elle se scarifie. Tout cela très vite après les premiers sévices qui vont crescendo, masturbations, fellations, rapports sexuels complets quasi quotidiennement. «Parfois, j’avais des semaines de repos. Il était peut-être fatigué ou il n’arrivait pas? Ça se passait le soir sur le canapé du salon quand tout le monde dormait, explique-t-elle à la Cour criminelle, Il me disait que si j’en parlais, il se suiciderait et que je détruirais la famille.»
Confessions inutiles
La Vaudoise, 51 ans aujourd’hui, n’a pas cru à ses premières confessions. Pire, elle n’a jamais creusé. C’est bien ce que la justice lui reproche. Elle n’a pas cru son enfant qu’elle a failli confier à l’adoption lorsqu’elle tombe déjà en dépression, enceinte. Elle est happée par le frère d’Emilie: Georges*, de six ans son cadet, atteint d’une maladie génétique extrêmement handicapante (ndlr. syndrome de Prader Willi). Le frère aîné, personne n’en parle. Il a pourtant grandi dans le même climat de violences verbales et quelques fois physiques que les deux autres. Des insultes, «des tapettes» sur la tête ou sur les fesses, du rabaissement. Ledit aîné a été entendu et prétend n’avoir jamais rien subi de répréhensible de la part de ses deux parents. Épargné, ou pas. Vivant dans la même maison où n’importe lequel d’entre eux pouvait surprendre les exactions du père de famille, aisément.
Massage suspect
Surpris, il l’a été au moins une fois, concède la mère: «J’ai vu Emilie assise sur le canapé, elle regardait la télé. C’était tard. Elle avait mal au dos. Mon mari voulait la masser avec de l’huile de lavande (ndlr. la même que le couple utilisait lors de leurs rares rapports intimes). Je suis assistante médicale, c’est moi qui gère les bobos. Je suis allée chercher une crème anti-inflammatoire». Et toujours rien, pas le début d’un doute, d’une suspicion. «Il avait mis en place une stratégie, détaille la jeune femme, Il mettait la télé, baissait le son pour entendre le moindre bruit. Si ça arrivait, il montait le son, il me jetait sur le côté du canapé, je devais me rhabiller, remonter le bas et il planquait les préservatifs – qu’il n’utilisait que rarement, ça le gênait – ou autres». A réitérées reprises, elle a essayé de prévenir sa maman. «Je n’ai pas été assez explicite», insiste-t-elle pour la disculper.
«Qui peut imaginer ça? Il a acheté mon silence.»
Jamais Emilie n’a été consentante ou demandeuse comme affirmé durant l’instruction: «C’est un mensonge total. J’essayais de l’esquiver le soir». Ces abus seront même tarifés rapidement. Il sait sa fille addict au cannabis – qu’il fumait avec elle pour soulager son Parkinson – et lui propose de l’argent: 20 francs, la fellation; 50 francs, la relation complète. «Qui peut imaginer ça? Il a acheté mon silence. Comment en est-on arrivé là? J’étais sidérée et perdue, je ne savais pas quoi faire», ajoute-t-elle. En audience, elle n’a de cesse de prendre la défense de sa mère: «Jamais elle n’aurait pu penser ça. Elle n’a pas pu voir. Elle ne se doutait pas. Quand elle m’emmène chez la gynéco pour la première fois, j’invente un copain imaginaire. Elle était très à bout à ce moment-là. Elle a dit qu’elle voulait tuer toute la famille. Ma maman n’est pas complice. Aujourd’hui, nous nous sommes retrouvées».
Première fois volée
Emilie préfère les filles. Elle n’en dira rien. En revanche, et sa mère et son père, en parleront, individuellement. L’orientation sexuelle n’est pas le propos. La proie facile, manipulée, culpabilisée s’en sortira. Sa voix et son éloquence disent sa détermination, son corps reprendra aussi des forces: «Ma première fois a été volée. Mon innocence a été volée. Je pense que ça n’a pas de prix. Cette procédure a été difficile, il fallait que j’aille jusqu’au bout. Aujourd’hui, je vois l’avenir. Et j’attends de la justice qu’elle me rende les années qu’il m’a prises». Quant à sa maman, elle lui pardonne décidément tout. Y compris lorsqu’en juin 2020, un an et demi après que les agissements sexuels du quinquagénaire ont cessé, elle lui raconte par le menu. Sa première réaction sera d’accepter que son mari reste vivre à la maison et de dire à Emilie de ne pas en parler.
Projet funeste
Aujourd’hui, la présumée complice bat sa coulpe: «J’aurais dû le dénoncer. J’ai mis tout cela sur le compte du mal-être d’une adolescente. J’aurais dû m’inquiéter plus, la soutenir, être là pour elle. C’est dramatique. Je regrette. Si on enfouit toutes ces horreurs sous le tapis, j’ai pensé qu’elles disparaîtraient. Ma pauvre fille, tout ce qu’elle a subi, je ne pouvais plus rien pour elle. J’étais dans le déni, je n’ai pas réalisé, c’était pourtant mon rôle. Je lui ai demandé pardon de ne pas l’avoir aidée. J’ai essayé de soigner les maux sans en connaître la cause». Pourquoi avoir voulu exterminer toute sa famille en stockant des dizaines de boîtes de médicaments (somnifères et anxiolytiques)? «J’étais énervée, en mode mère protectrice. Tout le monde allait mal sauf Emilie. (!). J’ai eu cette idée folle et ce projet funeste pour que tout le monde soit heureux et libéré».
«Elle ne m’a pas dit qu’elle ne voulait pas.»
Et que dit le bourreau d’Emilie qui risque de passer encore de longues années derrière les barreaux? Il admet l’intégralité de ce qui lui est reproché, excepté l’âge de sa fille au début des abus, plutôt 13 ans que 12, et la fréquence de rapports. Sa paralysie faciale en raison de sa maladie fait qu’il s’exprime plus lentement et plus difficilement que son ex-conjointe: «Oui c’est volontairement que j’ai touché ses parties intimes. J’ai discuté avec elle si elle voulait me faire ça. J’avais besoin de tendresse. Je lui ai dit que si elle parlait, il y aurait de grosses conséquences sur moi». Il admet le stratagème de la télévision et le sexe tarifé. Il prétend que «venant de son père, elle n’a pas voulu refuser. En revanche, elle ne m’a pas dit qu’elle ne voulait pas. Je n’ai pas le souvenir d’un refus verbal, sauf la première pénétration. Et je n’ai jamais fait usage de la force». La plaignante conteste fermement: «Je lui ai dit que je n’étais pas d’accord, plusieurs fois».
Pas confrontée
«Je porte un regard affreux sur moi, honteux, ignoble, ineffaçable. Je me dégoûte, poursuit l’accusé, Ma femme ne s’est jamais doutée de rien. Quand Emilie a parlé à sa mère, on voulait garder notre histoire en secret de famille. Plus le temps passait, plus elle me disait que j’en parle à mon psy.» La suite, on la connaît. Emilie – qui a refusé d’être confrontée durant le procès – finit par porter plainte le 24 janvier 2022, la veille de l’arrestation de ses parents. La Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) dénonce les faits quelques jours plus tôt après un signalement intervenu en décembre 2020, soit plus d’un an après. Un élément qui n’a pas été abordé aux débats mais en audition dans le bureau du procureur. Ni plus ni moins.
Prostituées au budget
Et puis au détour d’une phrase en fin d’audience, apprendre que monsieur et madame avaient discuté d’une tout autre sorte de sexe tarifé. À quelle période? On ne le saura pas, on ne peut que le supputer. «Oui je suis intervenu, note le père, je suis plus demandeur que la mère de mes enfants. On voulait mettre ça au budget du ménage, mais on n’allait quand même pas payer une prostituée avec une femme à la maison. C’est cher si on y va souvent. J’ai renoncé parce que je suis marié.» La présidente de céans de ne pouvoir s’empêcher: «Vous n’avez pas renoncé à votre fille». Emilie, toujours sous neuroleptiques et anxiolytiques.
Le procès se poursuit. Le verdict est attendu vendredi 10 novembre prochain.
*Prénoms d’emprunt